En Espagne, on les appelle les anges gardiens, en Angleterre les confidents. En France, ils ont été baptisés codétenus de soutien. Des hommes formés à l’écoute et au repérage des personnes détenues présentant un risque suicidaire ou une souffrance psychologique.

Cette mesure s’inscrit dans le cadre du plan renforcé de prévention du suicide du 18 août 2009. Calqué sur le modèle de nos voisins européens, le dispositif est mené actuellement à titre expérimental depuis février 2010 sur trois sites : les maisons d’arrêt de Villepinte (93), de Strasbourg (67) et de Gradignan (33).

Gradignan

Avant d’expliquer la mission des codétenus de soutien, il convient de planter le décor. Conçue en 1968, la maison d’arrêt de Gradignan est vouée à une destruction prochaine pour être reconstruite sur le même site. Peu fonctionnel, surpeuplé (plus de 400 détenus en mai 2011 pour 182 cellules), le bâtiment principal est bâti sur 6 étages où prévenus et condamnés cohabitent tant bien que mal. Moyenne d’âge : 30 ans. L’établissement connaît également un taux de suicides plus élevé que la moyenne nationale (4 suicides en 2009, 1 en 2010). Il n’en est pas moins un site pilote pour de nombreux projets et réformes. La direction d’abord, puis l’ensemble du personnel, ont ainsi adhéré à la démarche il y a un an. Les codétenus de soutien sont un dispositif parmi d’autres en matière de prévention du suicide, rappelle Isabelle Ferrier, directrice-adjointe, qui a beaucoup œuvré pour la mise en place du projet. « C’est une évolution, pas une révolution. Il y avait auparavant les détenus-relais ou les auxiliaires d’étage. Néanmoins, il a fallu batailler pour faire accepter l’idée par tous ! (…) La pluridisciplinarité et l’adhésion de tous les acteurs concernés, en particulier du personnel médical qui se montrait réticent au départ, étaient indispensables pour la réussite du projet »», précise-t-elle. « Le sujet du suicide nous concerne tous et fait partie de notre réflexion depuis longtemps, ajoute Jean-Charles Broquere, officier pénitentiaire et lieutenant référent prévention suicide. Tout le personnel a été formé aux crises suicidaires et a appris à surmonter ses propres traumatismes grâce au Professeur en psychiatrie, Jean-Louis Terra, qui forme aujourd’hui les codétenus de soutien ». Car le suicide est un traumatisme pour tous, pour les personnes détenues comme pour les surveillants, souvent en première ligne.

Comme dans toute expérimentation, les choses évoluent dans le temps et dans la concertation. Pour accompagner la mise en œuvre du dispositif, la Croix-Rouge française, en la personne de Michel Sanchis, bénévole à la délégation locale de Gradignan et ex-visiteur de prison, a été choisie. Il a été admis au sein de la commission pluridisciplinaire unique qui se tient une fois par semaine. « Il est aujourd’hui le pivot du dispositif », admet la direction.

Acteurs de la vie carcérale

Michel met sa casquette d’animateur chaque mardi après-midi. Son rôle consiste à écouter et accompagner les codétenus de soutien dans leur mission. Pendant deux heures, il pilote la réunion de partage durant laquelle ils dressent le bilan de la semaine écoulée. Antonin, rattaché au 3ème étage, s’inquiète de plus en plus pour un jeune détenu « sous tension ». Ce dernier attend depuis 9 mois la décision sur son transfèrement en centre de détention et se désespère de ce silence. « Il faut lui donner une explication et vite, il n’en peut plus », dit-il. Un autre homme est très angoissé à l’approche de son jugement. Michel l’ajoute à la liste des personnes à surveiller ; liste qu’il transmettra à la commission pluridisciplinaire unique. Cédric prend la parole à son tour. Auxiliaire au quartier des arrivants, particulièrement sensible, il profite de la distribution des repas pour discuter avec les détenus et repérer les personnes en souffrance. Il a remarqué un jeune « qui ne mange plus et dépérit à vue d’œil ». Un autre, libérable sous peu, lui a confié sa peur de sortir et de retomber dans un entourage néfaste. A sa demande, Cédric a adressé un courrier à son tuteur, suggérant de lui trouver un nouveau logement. Pas de réponse. « Il faudrait faire intervenir le SPIP* pour accompagner sa sortie », propose Michel. Puis vient le tour de Tijani, qui, lui, est régulièrement confronté au chahut du 5ème étage, où se trouvent les prévenus. L’un d’entre eux, surveillé étroitement, est toujours très angoissé. « Dans ces moments-là, il est capable de se faire du mal, de se cogner la tête contre les murs, de faire des crises. Néanmoins, il semble très attaché à sa famille, je ne crois pas qu’il passe à l’acte », estime Tijani. Deux autres détenus vivent mal leur cohabitation. « Peut-être faudrait-il simplement les changer de cellule », propose-t-il. Il en va ainsi de chaque séance hebdomadaire, lieu d’échange, d’observations partagées, de recommandations, dans une totale transparence et une confiance réciproque.

« Les choses ont beaucoup évolué par rapport au démarrage de l’expérimentation, raconte Michel. Ces hommes ont radicalement changé. Pour moi, les codétenus de soutien sont redevenus des citoyens, ils ont retrouvé une utilité sociale en milieu fermé. C’est gratifiant, au-delà même de nos espérances ! ». « Oui, ils ont acquis leur légitimité », confirme l’officier pénitentiaire. Nous avons établi une confiance à double sens. C’est surtout la relation avec les surveillants qui a changé. Les préjugés et les craintes initiaux sont tombés des deux côtés. Ils se transmettent maintenant les informations sans même passer par la direction, ce qui est le signe de la réussite ! (…) Il est possible également qu’aux yeux des codétenus de soutien nous ayons nous aussi, administration, changé de statut… Ils ont admis, je pense, nos difficultés. » La mission est donc parfaitement intégrée dans l’organisation de l’établissement. Pour preuve, les portes des cellules des codétenus de soutien restent ouvertes une grande partie de la journée.

Etre présent partout et à tout moment

Les détenus viennent désormais se confier spontanément aux codétenus de soutien, dans la cour où à d’autres moments choisis. « Les codétenus de soutien ont la capacité, par leur statut, d’être présents partout et à tout moment, explique le directeur de la maison d’arrêt, Philippe Audouard, quand nos systèmes de prévention du suicide, bien qu’efficaces, restent insuffisants. Les codétenus sont là en dehors des horaires de consultations de l’hôpital général ou du service psychiatrique, en dehors des horaires de bureau et surtout à la sortie des parloirs, quand les détenus se retrouvent face à leur souffrance. Ils sont également en contact avec une catégorie de personnes que nous n’atteignons pas, parce qu’elle refuse le contact avec le personnel de surveillance comme avec les médecins. Si l’on est présents dans ces moments-là, on peut empêcher le passage à l’acte».

Savoir écouter, être sensibilisé aux signes extérieurs de détresse, mettre des mots sur cette souffrance, cela ne s’improvise pas. Les codétenus de soutien ont d’abord été sélectionnés selon leur profil, puis recrutés sur la base du volontariat pour être formés. Une formation sur 5 jours, composée de trois modules : la formation aux gestes de premiers secours (PSC1), aux bases du soutien psychologique et à l’écoute, prodiguée par la Croix-Rouge française, ainsi qu’une formation spécifique au repérage du risque suicidaire et au déchiffrage de certains comportements (agressivité, schizophrénie, bipolarité, dépression, etc.), sous l’égide du Professeur Terra. Fin mai, six jeunes prévenus participaient ainsi à la troisième session de formation organisée dans l’établissement. Des jeunes eux-mêmes repérés par les codétenus en activité ou la direction. « La priorité, dorénavant, est d’assurer un turnover suffisant pour ne pas manquer de codétenus de soutien. Or, nous sommes confrontés à un taux assez important de transfèrements et donc, de départs de codétenus. » Sur les 16 personnes formées en dix mois, la moitié a quitté Gradignan.

Un avant et un après

A l’unanimité, l’expérience est très positive. Le besoin d’écoute est évident et, comme le souligne le lieutenant Broquere, « l’impact de cette écoute est extraordinaire ! ». Il est encore trop tôt pour évaluer les répercutions de cette mesure sur le taux de suicide. L’évaluation nationale, actuellement en cours, sera décisive pour pérenniser le dispositif et le généraliser. D’ici là, la mission va continuer à évoluer, chacun apprenant de l’autre de jour en jour. Pour Michel Sanchis, la clé de la réussite repose sur un dialogue permanent entre tous les acteurs concernés et sur l’accompagnement des codétenus de soutien. « Le plus difficile est de garder l’esprit critique pour ne pas tomber dans l’instrumentalisation, ni du côté de l’administration, ni du côté des détenus. Le principe de neutralité de la Croix-Rouge est crucial dans ce dispositif. C’est un garde-fou », dit-il, conscient de son rôle de tampon. Une autre certitude, c’est qu’il y a un avant et un après à cette mission. Ces hommes, amenés à sortir un jour, ne seront pas les mêmes, ils l’avouent eux-mêmes. Parce qu’ils auront retrouvé - ou maintenu - leur utilité sociale en prison.

Géraldine Drot