Au lendemain du massacre d'Oradour-sur-Glane où 642 personnes avaient été tuées, des secouristes de la Croix-Rouge française, originaires de Haute-Vienne, dirigés par le Chanoine Schneider, avaient mené dans des conditions effroyables, une mission particulièrement difficile : récupérer et identifier les corps des victimes lorsque cela était possible, leur donner une sépulture et rassembler les cendres de l'église. Jean-François Mattei, président de la Croix-Rouge, leur rend aujourd'hui hommage et décore 47 de ces secouristes réunis sur les lieux à cette occasion. Deux gerbes ont été déposées au cimetière d'Oradour en mémoire aux martyrs, au nom des secouristes d'hier et d'aujourd'hui.

Le discours de Jean-François Mattei

Monsieur le Préfet, Monsieur le Maire, Madame la Présidente du Conseil Général, Monsieur le représentant du Conseil Régional, Monsieur le Président de l’Association Nationale des Familles des Martyrs, Mesdames, Messieurs, les élus, Mesdames, Messieurs, les administrateurs nationaux de la Croix-Rouge Madame la Présidente de la délégation départementale de la Croix-Rouge, Mesdames, Messieurs, les présidents des délégations locales de la Croix-Rouge, Mesdames et Messieurs les secouristes de la Croix Rouge et leur famille,

Parce qu’il est des lieux chargés d’histoire et d’émotion, il est des cérémonies fortes de sens et de symbole. Celle d’aujourd’hui – à Oradour-sur-Glane - en est une très particulière pour la Croix-Rouge et pour son président que je suis. En un certain sens, la Croix-Rouge française a rendez-vous aujourd’hui avec son histoire, une histoire qui renvoie aussi chacun de nous à une des pages les plus sombres de l’histoire de notre pays, celle qui s’est déroulée dans ce qui était un paisible village du Limousin avant le 10 juin 1944 et qui est devenu ce jour là un village martyr à jamais.

Je ne vous cacherai pas l’émotion qui est la mienne d’être parmi vous, avec vous toutes et vous tous qui avez tenu à être présent, pour rendre hommage aux secouristes qui sont intervenus, dans des conditions effroyables, à partir du 12 juin dans ce lieu devenu synonyme d’enfer. C’est un honneur pour moi d’accueillir aujourd’hui les survivants et les familles des disparus pour leur remettre, au nom de l’association, la médaille de la Croix-Rouge française.

En tant que Président de la Croix-Rouge française, élu il y a 15 mois, ma venue répond à deux exigences morales, celle du devoir de mémoire et celle du devoir de reconnaissance.

Pour ce qui est du devoir de mémoire, vous savez mieux que quiconque, ici, les faits qui se sont déroulés le 10 juin 1944. Ils ont pris une dimension universelle. Alors que l’espoir naissait suite au débarquement des forces alliées sur les côtes normandes, les SS de la division Das Reich ont perpétré le pire des crimes en massacrant 642 personnes, soit, à quelques miraculés près, tous les habitants de ce village.

Tous les enfants de nos écoles apprennent, depuis, l’histoire de ce massacre, beaucoup visitent les ruines que le Général de Gaulle avait fait préserver dès la Libération pour que vive à jamais le souvenir des victimes. Ainsi, dans notre conscience et notre mémoire collectives, Oradour-sur-Glane est devenu le symbole, le synonyme de la barbarie, celle qui pousse à massacrer des innocents au prétexte de faire régner la terreur. Depuis des mois, les résistants des maquis - que les soldats allemands ne découvraient que très rarement « parce qu’ils ne croient qu’aux grands arbres » pour reprendre la formule de Malraux - harcèlent l’ennemi honni. Alors, l’inexcusable, l’inexplicable, l’inoubliable a été commis.

Mais, après ce déversement de violence, après ces actes commis avec la plus sauvage barbarie, l’humanité, peu à peu, a repris ses droits, grâce à quelques braves, grâce au Docteur Bapt, médecin inspecteur départemental de la santé publique, grâce à deux merveilleuses "femmes en blanc" - Henriette Dumay et Suzanne Lacoste -, grâce au Chanoine Schneider, chef de ses équipes d’urgence de la Croix-Rouge du séminaire de Limoges, grâce aux équipes nationales de secouristes de l’école nationale professionnelle de Limoges.

Il nous faut aussi nous souvenir – pour toujours - de cela. Lorsque le Docteur Bapt arrive sur les lieux, le 12 juin, il ne sait pas ce qu’il va découvrir, parce qu’il ne peut l’imaginer. Quand il arrive, les ruines fument encore. Partout, il voit des corps d’hommes abattus dans leur fuite et calcinés, il devine des charniers disséminés ici ou là. Et pour citer un texte rédigé, quelques années plus tard par 3 secouristes ayant participé à cette terrible mission, : " L’église, enfin – demeure autrefois inviolable, édifice sacré, dernier refuge du pardon dans les luttes les plus acharnées, dans les combats les plus féroces, sanctuaire de la foi et, pour le non-croyant, asile de recueillement et symbole de charité, - l’église, avec sa tour carrée, n’est plus qu’une humble ruine, sous sa voûte crevée et son toit écroulé. Le plafond de maçonnerie et les murs noircis par les flammes portent en larges sillons des traînées de suie. Une Vierge en prière, les mains jointes, reste seule intacte. A l’intérieur, du porche au transept, de la nef à l’abside, entre les piliers écornés par les larges éraflures des balles, parmi les autels profanés et les statues mutilées : la cendre humaine…". 207 enfants et 246 femmes ont péri brûlé dans cet édifice sacré.

Au péril de votre vie, du 14 juin et jusqu’au 19, vous êtes alors quelques dizaines, équipiers secouristes de la Croix-Rouge, des gamins âgés à peine de 17 ou 18 ans, à rechercher les corps outragés et les cadavres martyrisés, à collecter leurs cendres et leurs ossements, à participer à leur inhumation pendant que d’autres, des scouts, des employés des ponts et chaussées et des pompes funèbres, s’affairent pour vous aider. Confrontés à une odeur insupportable, sous une chaleur accablante, c’est dans la Glane, dans les granges, dans les rues, dans des fosses, sous les ruines des maisons, dans l’église que vous avez rassemblé petit à petit les restes des suppliciés d’Oradour. C’est jusque dans un puits qu’il vous faudra essayer, sans succès, de récupérer des corps, ce qui vous imposera de le boucher avec des pierres.

Face à ce néant, ce dévouement exemplaire est le symbole, à mes yeux, de l’espoir, celui qui continue d’exister, même au cœur de l’enfer. L’humanité qui vous animait a permis de rendre leur dignité et de donner une sépulture aux morts suppliciés, à ceux que vous aviez réussi à identifier comme aux très nombreux autres qui n’étaient plus identifiables. Le prix à payer de ce dévouement sans limite sera de devoir vivre avec ces souvenirs effroyables, qu’aucun d’entre vous n’a pu jamais oublier. Les récits des souvenirs que j’ai pu lire, les quelques photos que j’ai pu voir laissent sans voix.

Vous méritez pour cela, pour votre bravoure et votre force intérieure, une profonde reconnaissance. C’est notre deuxième exigence. La reconnaissance c’est la mémoire du cœur. C’est pour vous rendre cet hommage du cœur que je suis là aujourd’hui, c’est pour exprimer aux plus braves des siens la reconnaissance de la Croix-Rouge française.

Cette reconnaissance aura pris, pour certains, du temps, beaucoup trop sûrement.

Je sais les multiples démarches qu’il vous aura fallu faire, Monsieur le Chanoine, pour honorer la mémoire de ceux qui étaient à vos côtés durant ces jours d’épreuve. Car si nous pouvons aujourd’hui nous rassembler pour nous souvenir et rendre hommage, nous le devons à quelques personnes, et particulièrement au Chanoine Schneider et à Monsieur Baron, à qui je voudrais exprimer ma profonde gratitude pour tout le travail effectué, toute l’énergie dépensée pour reconstituer la liste des secouristes.

Il vous aura fallu du temps et de la persévérance à vous deux, ainsi qu’à Henri Moreau, à Jean Augereau et à quelques autres, pour retrouver, petit à petit, les participants à ces actes d’humanité. D’abord, parce qu’immédiatement après les faits, les secouristes étaient devenus des témoins gênants pour les allemands. Il a fallu vous cacher pour échapper aux représailles que voulaient engager la Gestapo contre vous, dans une région qui n’a été libérée que le 21 août 44. Ensuite, parce que ceux qui ont vécu ces événements ont tellement été marqués au plus profond de leur être qu’ils n’ont pas souhaité s’exprimer sur le sujet. Comment raconter, comment témoigner d’une telle horreur ? Comment vivre avec ces souvenirs ? Comment oublier ces visions dignes de l’enfer ? Beaucoup des secouristes, traumatisés par l’horreur de la destruction totale et la vision des charniers, se sont alors repliés sur eux-mêmes et n’ont pas fait de confidence à leurs proches ; et ceux qui se sont manifestés quand les recherches ont commencé pour identifier les participants, et qui ont donc parlé quelque peu, ont demandé l’anonymat le plus complet.

A tel point que lorsque la Croix-Rouge, tout de suite après la guerre, rend hommage à ses héros, elle n’en distingue que quelques-uns d’Oradour-sur-Glane. Les informations manquent pour constituer une liste exhaustive.

Mais parce que l’Histoire ne s’oublie pas, parce que cette Histoire ne peut et ne doit pas oublier, vous avez mis votre esprit et votre cœur à la recherche des secouristes. Ce fut, pour vous, Monsieur le Chanoine, Monsieur Baron, un devoir de laisser une table mémoriale de ceux que vous appeler avec affection "ces obscurs, ces témoins irréfutables de l’horreur".

C’est dans les années 90 que les recherches s’accélèrent grâce à votre action, grâce à des contacts entre anciens. Petit à petit, la liste s’allonge. Vos recherches trouvent aussi écho auprès des maires successifs d’Oradour, auprès des Présidents de l’association nationale des familles des martyrs, puis auprès des responsables du Centre de la Mémoire qui naît en 1999. Au nom de la Croix-Rouge, je remercie toutes celles et tous ceux qui vous ont aidé et vous ont reconnus.

Peut-être manque-t-il encore des noms à la liste qui a été établie au fil des années. Mais en honorant aujourd’hui celles et ceux des secouristes vivants qui n’avaient pas été décorés en 1945, en honorant, à travers leur famille, celles et ceux des secouristes aujourd’hui disparus, c’est bien à tous ses héros d’Oradour que la Croix-Rouge rend enfin l’hommage qu’ils méritent.

Pour finir, je voudrais vous dire que, depuis 15 mois, en allant à la rencontre des équipes de la Croix-Rouge pour faire leur connaissance, j’ai croisé dans chacune de nos régions et dans chacun de nos départements, des centaines de visages de bénévoles rayonnants de générosité, qui ont tous, à leur façon, la Croix-Rouge chevillée au corps et au cœur. Et aujourd’hui encore, nous sommes entourés de jeunes secouristes fiers de leurs uniformes. Ils sont évidemment les héritiers d’une longue et magnifique histoire commencée en 1859 sur le champ de bataille de Solferino grâce à un homme hors du commun, Henry Dunant ; ils sont les héritiers de tous leurs prédécesseurs qui ont porté, avec la même fierté, l’uniforme cinglé de cet emblème merveilleux et universellement reconnu. Ils sont aussi les héritiers des secouristes d’Oradour qui ont écrit, au milieu des décombres fumants de ce village martyr, une page émouvante de l’histoire de notre association. A ces derniers, je voudrais dire mon admiration et ma reconnaissance. A tous ceux qui vous ont succédé, je voudrais qu’aujourd’hui particulièrement, ils soient fiers de leurs aînés, de leurs uniformes et de leur emblème.