Situés à près de 700 mètres du lieu de l’explosion, les bureaux de la délégation de la Croix-Rouge française à Beyrouth ont été soufflés, comme tant d’autres tout autour. Simon, l’un des deux délégués présents dans les locaux lors de la catastrophe, a accepté de livrer son témoignage. Une parole forte, dans laquelle le choc, le soulagement d’avoir survécu et l’émotion sont palpables. Ingénieur spécialisé dans l’eau, l’assainissement et l’hygiène (WASH), engagé dans l’humanitaire depuis 2011 sans formation de secouriste, Simon raconte ce qu’il a vécu, la mobilisation des volontaires de la Croix-Rouge libanaise et la solidarité qui s’est mise en place immédiatement dans les rues dévastées.

« Mardi 4 août, je me trouvais dans les bureaux de la Croix-Rouge française au Liban, situés à quelques centaines de mètres du lieu de l’explosion. Plus précisément, il s’agit du bureau régional Moyen-Orient de la Croix-Rouge française, puisque c’est de là qui nous appuyons les projets menés dans la zone, en Irak et en Syrie notamment. Arrivé au Liban il y a deux ans comme conseiller technique « eau assainissement et hygiène », je voyage régulièrement dans la région. Mais ce jour-là, j’étais à Beyrouth. En fin d’après-midi, j’avais justement un point téléphonique avec le chef de projet en Irak. J’étais assis à mon bureau, face à la grande fenêtre qui donne sur le port, quand j’ai entendu une petite explosion avec de la fumée, qui a duré une dizaine de minutes, comme si c’étaient des pétards ou des pots de peinture qui brûlaient. Une première explosion… puis des sortes de feux d’artifice, des lumières bleues, rouges et l’énorme champignon jaune qui a recouvert le ciel. J’étais en état de sidération. C’était tellement hallucinant que je n’ai pas eu le réflexe de bouger.

Mon collègue Charles, chef de la délégation, m’a attrapé le bras et hurlé de ne pas rester là. Nous avons couru dans le couloir et, juste après, un immense bruit. Tout a volé, nous avons été projetés contre le mur, le plafond nous est tombé dessus, les vitres ont éclaté en mille morceaux. Je ne sais pas si cela a duré deux, trois, quatre secondes ou plus. Là où je me tenais quelques instants plus tôt, il ne restait plus qu’une montagne de débris. Charles m’a sauvé la vie.

Quand le bruit s’est arrêté, nous nous sommes regardés : « tu vas bien ? », « oui », « tu vas bien ? », « oui ». Ok, alors courons prendre des nouvelles de nos proches… Nous avons pris nos trousses à pharmacie et sommes sortis du bureau. Dans le couloir, une femme m’a demandé de l’aider. En entrant chez elle par la porte défoncée, j’ai vu l’employée de maison de nos voisins allongée sur le canapé. Elle avait des balafres au niveau du bras, du ventre, de la gorge… Ne pouvant rien faire, je leur ai dit d’appeler le « 140 »1 et je suis parti en courant pour espérer retrouver une de mes amies, qui habite à 300 mètres à peine du lieu de l’explosion… Je pensais qu’elle était morte. Dans les rues, c’était le chaos. Tout le monde courait en sens inverse du port, en sang, craignant une autre explosion. De nombreuses voitures étaient détruites, des éclats de verre jonchaient le sol. Les gens qui pouvaient conduire transportaient des blessés. Personne ne savait encore ce qui était à l’origine de l’explosion et la panique était palpable.

Solidarité citoyenne

Une fois rassuré sur l’état de mon amie (pas de blessure grave, c’est déjà ça), je suis reparti au bureau. Je voulais prendre des nouvelles de la voisine. En bas, je croise Charles, qui me dit que son épouse et sa fille vont bien, mais qu’ils sont sans nouvelles de sa belle-mère et de son beau-frère². Ceux qui sont restés devant la fenêtre, ceux qui n’ont pas eu de Charles, c’est ceux-là qui ont été les plus touchés. Je remonte à notre étage. Du sang coule dans les escaliers, il y a des traces de main sur les murs… Notre immeuble a été assez amoché, et cela se voit, s’entend. Arrivé là-haut, je retrouve ma voisine. Avec un inconnu croisé juste avant dans la rue, on la met sur une porte cassée et on l’emmène jusqu’à l’hôpital le plus proche, où des personnels soignants la prennent en charge sur le trottoir, l’hôpital ayant été lui aussi soufflé. J’apprendrai le lendemain qu’elle est en vie, qu’elle s’en est sortie.

Dans les minutes qui suivent la catastrophe, les gens ont transporté des blessés sur le dos, leur mobylette, ils sont descendus avec leur trousse à pharmacie pour nettoyer les plaies. Voir cette détresse et cette solidarité est à la fois désespérant et magnifique. L’horrible et l’espoir se côtoient, dans un pays déjà dévasté par une crise économique, sociale et politique sans précédent. 

Importance de la préparation

Dès les premières minutes, la Croix-Rouge libanaise était mobilisée. Sa réponse ambulancière a été extraordinaire. Dans le chaos, les véhicules se sont frayés un chemin pour aller secourir les victimes. Les volontaires – salariés et bénévoles – ont enfilé leur uniforme et sont descendus sauver des gens. Tous ceux qui avaient été formés aux gestes de premiers secours ont fait de même. Pour moi, cela montre la grande pertinence du modèle de volontariat car, quand une catastrophe arrive, il faut pouvoir agir tout de suite, sans attendre une aide extérieure. Chaque minute compte.

Ainsi, avoir des volontaires formés et équipés sur les lieux du désastre fait toute la différence. La deuxième vague d’aide et de soins est indispensable, bien entendu, mais c’est cette première vague, quand les gens sont descendus tout de suite avec leur matériel, qui a permis de sauver le plus de vies. Pour moi, cela confirme que l’action de la Croix-Rouge est la bonne : au sein de chaque communauté, se préparer aux catastrophes pour pouvoir y répondre efficacement.

Je travaille à la Croix-Rouge depuis 2013 et j’apprécie particulièrement le modèle d’entraide internationale au sein de notre Mouvement, qui consiste pour la Croix-Rouge française à venir en appui aux sociétés nationales qui nous accueillent. Nous avons un rôle de « transmetteur » et nous participons à la montée en compétences du partenaire dans nos domaines d’expertise, ce qui permet de mener des projets pérennes et de qualité. Un exemple ? En apportant son soutien technique et financier, la Croix-Rouge française a contribué il y a plusieurs années à la mise en place du système ambulancier de la Croix-Rouge libanaise. Les retombées positives de ce partenariat sont évidentes : c’est ce système qui a notamment permis de sauver des vies le 4 août. 

Des besoins immenses

La situation économique du Liban était déjà dramatique, depuis des mois, et le pays est dans une impasse politique. Comment reconstruire quand on n’a aucune réserve financière ? Les besoins sont immenses, la solidarité nécessaire. Ici, tout ce qui est importé – comme les médicaments, les vitres, certains aliments – coûte très cher. Or, une grande partie de la population n’a plus les moyens : les aider financièrement est urgent. Je pense aussi qu’un soutien psychologique serait bienvenu… De nombreuses personnes sont très choquées. Y compris nous.

Mais je n’ai aucune intention de quitter le Liban, ni la région. Une fois que mes blessures au poignet et à la tête seront guéries (c’est l’affaire de quelques jours, j’ai eu de la chance…), je me consacrerai de nouveau à mon travail.

En moins d’une semaine, les messages de soutien et les dons ont été nombreux. C’est fantastique de voir cet élan de solidarité : ici, nous en sommes vraiment très reconnaissants, tant les dégâts et le traumatisme sont immenses. Mais, en « dézoomant » un peu, cela donne le vertige de voir qu’en Syrie, au Yémen et ailleurs, des centaines de milliers de personnes vivent depuis des années ce que les Beyrouthins ont vécu depuis quelques jours. Les bombardements sont quotidiens, ils ont perdu leur maison, leurs enfants voient régulièrement des cadavres, n’ont pas été à l’école depuis neuf ans. S’il faut maintenir et étendre la solidarité pour le Liban, j’aimerais aussi que l’on ait une pensée et que l’on agisse pour les victimes de ces autres crises, des crises que l’on finit par oublier… alors que leurs conséquences sont désastreuses. Le Liban le sait, lui qui a accueilli près d’1,5 millions de réfugiés syriens depuis que la guerre a éclaté chez son voisin. »

Propos recueillis par Anne-Lucie Acar

1 C’est le numéro de la Croix-Rouge du Liban. On appelle ce numéro comme on appelle le « 18 » en France.

² La belle-mère et le beau-frère de Charles sont toujours hospitalisés mais ne sont plus en état critique.

Les dons peuvent être effectués sur le web :   www.croix-rouge.fr

Pour toute information concernant les dons : Relation Donateurs 09 70 82 05 05

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