L’histoire des femmes au sein de l’association est aussi celle d’un combat pour le droit à la formation et à l’engagement sur le terrain. Dévouées avant tout aux principes de la Croix-Rouge, volontaires et déterminées, les femmes se sont battues pour se faire une place. Bénévoles de la première heure, à l’engagement chevillé au corps, elles ont largement contribué à la construction de l’identité de la Croix-Rouge française. Elles en sont les premières actrices sur le terrain, et, souvent, les innovatrices.

Pionnières

Les 50 premières années de l’association sont pour elles les plus difficiles, mais néanmoins fondamentales. Ce sont elles qui alimentent le réseau, qui donnent sa visibilité à l’action Croix-Rouge, et qui font bouger les lignes.

Lorsqu’en mai 1864 Henry Dunant présente à Paris son discours pour la création d’une société de Croix-Rouge en France, l’assistance des futurs fondateurs est exclusivement composée d’hommes de l’élite nationale. Le XIXème siècle est avant tout masculin, patriarcal et militaire. Les femmes, sans droits civils, sont cantonnées à leur foyer, aux simples œuvres de charité, et ne reçoivent souvent qu’une éducation primaire, sinon de gestion domestique. L’association ayant pour vocation de porter secours aux blessés militaires et d’intervenir dans les sphères de l’armée et du droit de la guerre, leur contribution est alors tout simplement inenvisageable.

Pourtant, elles se sentent concernées. Élevées dans une société foncièrement patriote, empreintes de religiosité et de morale, elles sont aussi les victimes collatérales des nombreuses guerres menées par la France. Elles y perdent pères, époux, frères ou fils. Les premières interventions des femmes en France ont lieu lors de la guerre contre la Prusse, en 1870. Elles participent à la création d’ambulances sédentaires, installées dans des locaux comme le Grand Palais, et d’ambulances mobiles qui vont suivre les armées et aux soins des blessés, mais n’obtiennent aucune reconnaissance.

Un réseau d'élites sociales

La Croix-Rouge, toutes Sociétés nationales confondues, est alors fondée et constituée par les élites sociales. L’accès à l’association est sélectif. Jusqu’en 1914, outre la cotisation, il est impératif d’être présenté par deux membres élus pour devenir membre. Si ce cercle n’est accessible qu’aux notables, s’y côtoient sans problème des personnalités de toutes les confessions. Cette composition élitiste va commencer à se dissiper après la Grande guerre et disparaître après 1940. De même que la séparation des rôles par genre au sein de l’organisation.

Le comité des dames à tous les niveaux

Les femmes de cette société y jouent un rôle essentiel. S’il est hors de question, dans les premiers temps, de les impliquer dans les décisions, on finit par prendre conscience de leur valeur en termes de « réseau social ». Le premier Comité des Dames est fondé durant la guerre de 1870. S’il est dissout la paix revenue, ses membres poursuivent toutefois leurs réunions. Le conseil d’administration de la SSBM, pour reconstituer, désormais également avec des femmes, un réseau national qui menace de disparaître, décide de le réactiver. Pour attirer les membres féminins, il demande aux épouses des maréchaux de France (plus haute distinction militaire) de composer le nouveau Comité des Dames. Toutes acceptent et s’impliquent.

Le Comité des Dames agit sous la tutelle du Conseil, même si le nombre de membres est statutairement identique. On attend d’elles qu’elles fassent des émules. L’organisation centrale est reportée au niveau local : chaque comité local de la SSBM est constitué d’un président et d’un conseil, exclusivement masculins, auquel s’adjoint un comité des dames conduit par une présidente. Comme à Paris, les comités locaux sont composés de notables (médecins, juristes, militaires, maires, députés, grands, propriétaires, industriels…), de leurs épouses, sœurs et filles. Les hommes sont membres des commissions médicale, du matériel, des secours, des finances, des programmes d’enseignement, les femmes de la propagande (ventes, fêtes, quêtes…), de la lingerie, du recrutement, et seront bientôt responsables des équipes d’infirmières.

Présence et influence croissantes : femmes de tête, femmes de bien

Si, à l’origine, elles suivent d’abord les hommes de leur famille dans leur engagement, elles deviennent de plus en plus autonomes. Moins occupées qu’eux, elles appliquent au sein de la Croix-Rouge le rôle qui leur est attribué dans la société civile : maîtresses de maisons, elles animent et entretiennent le réseau de la famille, tiennent salon, ont des jours de réception, sont une vitrine de la morale, de la probité, de la respectabilité d’un nom. Elles représentent et transmettent les valeurs, s’occupent de l’intendance.

Elles utilisent leur carnet d’adresse privé pour « alimenter » le réseau des membres, formant un cercle vertueux, et utilisent leur nom pour prospecter et accéder à des personnalités influentes. Ce sont des femmes de tête. Au sein d’un comité, il n’est pas rare que les présidentes du comité des dames aient plus d’influence que les présidents. Elles sont aussi les premières donatrices. D’ailleurs, au-delà de l’organisation structurelle, les femmes vont prendre le pas sur l’opérationnel et sur l’innovation. Elles portent véritablement les « grandes premières » des actions de la Croix-Rouge française sur le terrain.

Être formées pour agir : désaccord, scission et prise de conscience

À la fin du XIXème siècle, la Croix-Rouge française (SSBM, ADF, UFF) a le souci de mieux former les femmes volontaires, au-delà des cours théoriques répandus et très suivis depuis 1881 (80 sessions pour la SSBM en 1899). En cas de guerre, on souhaite des infirmières « plus instruites et mieux préparées » qu’en 1870. Mais le chemin a été long.

Constatant, au regard de l’expérience de 1870, un nombre de soignants insuffisant et insuffisamment formés et, a contrario, le fort potentiel de mobilisation des femmes, le Docteur Duchaussoy ouvre la première École d’ambulancières et gardes malades, en 1877. Son succès l’incite à fonder en 1879 une seconde société de Croix-Rouge en France : l’Association des Dames Françaises (ADF), dont l’objet est également le secours aux soldats blessés, mais au sein de laquelle le rôle de direction et les attributions des femmes sont bien plus affirmés. Leur inspiration leur vient aussi des actions de Florence Nightingale durant la guerre de Crimée ou de Clara Barton aux États-Unis, le regard porté sur les toutes jeunes Croix-Rouge allemande, russe et plus tard japonaise qui forment des bataillons de soignantes. Mais un désaccord sur l’ouverture plus démocratique de cet enseignement débouche, en 1881, sur la création d’une troisième société Croix-Rouge en France : l’Union des Femmes de France (UFF), portée par Emma Koechlin Schwartz.

Côté SSBM, c’est à la Générale Voisin (vice-présidente du comité des Dames) que l’on doit la solution : la création d’un dispensaire-école propre à l’association en 1899, dans le quartier populaire de Plaisance (Paris XIV). Sa directrice, Marie-Léonie Génin, sera à l’origine de ses premiers manuels de formation. L’établissement ouvre en 1899. Les demandes d’admission dépassent largement les prévisions. Parmi les premières diplômées, Léonie Chaptal, qui la seconde un temps, la duchesse d’Auerstaedt (épouse du président de la SSBM) et sa fille, des épouses de sénateurs. Toutes signent un engagement à se mobiliser en cas de guerre pour le soin des soldats.

Outre la formation pratique, l’emplacement du dispensaire permet le soin de la population de ce quartier pauvre et ouvrier. Les femmes du monde qui s’y forment, au-delà du simple don et des cours théoriques de la rue Matignon (siège de la SSBM), pratiquent soins, pansements, vaccins, et côtoient la réalité de la misère. Et, déjà, on propose aux âmes trop sensibles de se former à des rôles plus administratifs, car « les exigences de la loi militaire laisseront, dans nos services, bien des places sans titulaires hommes ». Un diplôme spécial d’administration est créé en 1912. L’exemple de ce dispensaire-école fait des émules en province, à commencer par Cherbourg dès 1900. À Paris, le succès du dispensaire de Plaisance, dont les locaux sont devenus trop étroits, pousse en 1908 la SSBM à ouvrir un véritable hôpital-école, Les Peupliers (Paris XIII), qui va former l’élite des infirmières Croix-Rouge en France. La direction de cette structure bien plus importante est confiée à Marie-Léonie Génin, qui conserve ce poste jusqu’à son décès en 1947 et devient une figure de référence pour la formation des infirmières.

Toutes ces structures, qui lient soins et formation, sont dirigées par des femmes. À la veille de la Grande guerre, on en compte 87, répartis sur tout le territoire. Et de 45 infirmières formées et diplômées SSBM en 1900, elles atteignent les 11 568 en 1914.

Sur le terrain des campagnes coloniales : naissance de l’infirmière de guerre

Si l’Expédition de Chine (1900-1901) peut être considérée comme la première mission de la Croix-Rouge française à l’étranger aux côtés de l’armée, les infirmières civiles n’y trouvent pas leur place, encore refusées par le Service de Santé. Un navire hôpital, le Notre Dame de Salut, est affrété aux frais de la SSBM, mais seuls embarquent un délégué de la SSBM et son adjoint, des infirmiers militaires. De même, l’hôpital créé dans ce contexte à Nagasaki ne verra que des religieuses auprès des blessés.

En 1907, lorsque le ministère de la Guerre entame la Campagne du Maroc, les services des infirmières lui sont à nouveau proposés, et acceptés. Inès Fortoul (future Maréchale Lyautey) embarque avec la première équipe de 12 infirmières pour Casablanca. Toutes sont triés sur le volet et ont été formées dans les dispensaires-écoles de la Croix-Rouge.

Durant dix mois, 50 infirmières se relaient par équipes auprès des blessés dans les hôpitaux militaires de Casablanca, Ber-Rechid, Marnia et Tlemcen.

Outre leur fonction d’infirmières, ces dames du monde tirent l’eau des puits, font la lessive. Elles travaillent de 5h30 à 20h, sans compter les gardes de nuit, la proximité des combats, les retours sanglants, les malades, et les moustiques, puces et autres punaises, la crasse. Pour tout repos, un dimanche tous les 15 jours. Elles sont au contact d’hommes, simples soldats, d’origines et de cultures les plus diverses, légionnaires, tirailleurs, spahis, goumiers, etc.

Le 8 octobre 1907, Inès Fortoul et Madame Blanchenay embarquent à bord du Vinh Long, bâtiment militaire évacuant les blessés de Casablanca à Alger, pour accompagner 92 malades. Pour la première fois, des femmes sont officiellement inscrites sur le rôle d’un bateau de guerre. Elles soignent les contagieux (typhus), les diarrhéiques et les dysentériques et assistent les opérations. L’expérience est si probante que ces équipes d’infirmières se renouvellent tant que le corps de débarquement sera maintenu au Maroc. En 1914, elles sont encore présentes dans tous les hôpitaux du corps expéditionnaire, jugées indispensables par l’armée.

Pour la première fois, les autorités publiques rendent hommage à l’action des femmes, pourtant bien présentes depuis l’origine. On leur reconnaît dévouement et professionnalisme. Elles sont acclamées jusqu’à la Chambre des députés et au Sénat (séances du 27 janvier et du 20 février 1908).

Enfin, les infirmières reçoivent la médaille du Maroc au même titre que les militaires. Les salles des hôpitaux militaires leur sont désormais ouvertes, et particulièrement celles du Val-de-Grâce. Elles seront par la suite réclamées, toujours en plus grand nombre, par le ministère, à Hanoi (1911), lors de la seconde campagne du Maroc (1912-1913), et par les pays belligérants lors des deux guerres balkaniques (1912-1913).

C’est donc au Maroc, en 1907, que naît pour les soldats blessés l’image rassurante de l’infirmière à leur chevet, qui prendra une telle importance dans les hôpitaux de la Grande guerre et dans l’imaginaire collectif.

Aide aux populations civiles en cas de catastrophe : les femmes d’abord

En 1900, les dirigeants de la SSBM théorisent encore sur la question de l’intervention auprès des civils en cas de catastrophe. Les actions sont surtout ponctuelles et locales et ne font l’objet d’aucune politique concrète. Les femmes de l’ADF et de l’UFF, elles, ont d’office intégré ce type d’intervention dans leurs statuts dès leur création (1879, 1881). En 1890, une grave épidémie d’influenza (grippe) sévit à Paris. À la demande de l’Assistance Publique, la SSBM s’installe dans les jardins de l’hôpital Lariboisière un hôpital de campagne et des infirmières. « Pour la première fois, la charité militaire tend la main à la charité civile » (Mac Mahon, président de la SSBM). À cette date, l’ADF est déjà intervenue à plus de 200 reprises sur l’ensemble du territoire.

En la matière, les catastrophes survenues en 1908-1909 indiquent le virage de la SSBM, et marquent un tournant important dans l’histoire de la Croix-Rouge française. L’intervention suivant le séisme de Messine en Sicile (27 décembre 1909), qui fait plus de 100 000 morts, est à la fois la première action coordonnée des trois sociétés et la première intervention à l’étranger « sur le terrain » de la Croix-Rouge française, avec l’envoi d’équipes d’infirmières, outre les secours matériels. Cinq mois plus tard, le 11 juin 1909, c’est en Provence que la terre tremble. On relèvera 46 morts et 2 000 personnes sans logis dans une douzaine de villages. La première à réagir est la présidente du Comité ADF de Marseille, Madame Macé de Lépinay. Rare femme à posséder et à conduire une automobile dans la région, elle précède jusqu’à l’armée sur place et a mobilisé ses infirmières. Les comités de Toulon et Salon suivront, les trois sociétés confondues.

En 1909, la SSBM inscrit définitivement dans ses statuts son rôle d’auxiliaire en cas de calamité publique : on applique aux victimes civiles les mêmes secours que ceux prodigués aux blessés militaires, du premier soin au transport en passant par le soutien aux familles. Et lorsque les eaux dévastent la capitale en 1910, on perçoit clairement la puissance de mobilisation chez les femmes : sur les 1700 bénévoles qui interviennent, 1100 sont des femmes (dont 600 infirmières diplômées), pour la seule SSBM. Elles n’attendaient qu’à agir.

À la veille de la Première guerre mondiale, les infirmières ont donc déjà l’expérience de plusieurs campagnes militaires et d’une succession de catastrophes. Après 50 ans d’existence, on peut désormais considérer comme acquise, prépondérante et incontournable, la place des femmes sur le terrain.

1914-1918, l’heure de gloire et la reconnaissance

Lorsque la France entre en guerre en août 1914, la réputation des infirmières de la Croix-Rouge n’est plus à faire. Sur 68 000 infirmières et auxiliaires mobilisées, si elles agissent essentiellement au sein des hôpitaux de l’arrière, nombre d’entre elles vont être réclamées par l’armée jusque sur le front, de la Somme à Salonique, dans les hôpitaux et les ambulances chirurgicales les plus avancées.

Cette fois, la reconnaissance ne se fait plus attendre. Sur les pages des bulletins de trois sociétés s’étirent les listes des femmes décorées et leurs faits d’armes. Certaines tombent aussi, victimes des épidémies contractées auprès des soldats malades et des bombardements. Ces dernières, comme les combattants, auront aussi droit à leurs monuments aux morts, dont le plus connu est érigé à Reims, place Aristide Briand. Elles veillent sur les morts du Mémorial de Verdun, où des vitraux sont marqués de leur effigie.

Innovatrices

Dans les années 1920, les rôles et les perceptions vont s’inverser. Pour les jeunes filles, « faire sa Croix-Rouge » en y apprenant les premiers soins est un gage de la meilleure éducation. Alors qu’on les pensait cantonnées à des fonctions d’ordre secondaire (direction des dispensaires, de la formation des infirmières, visite aux familles, etc.), ces mêmes fonctions s’avèrent essentielles. En effet, depuis 1919, le rôle des Sociétés nationales s’est ouvert – sur requête de la SDN – à la lutte contre les épidémies, les maladies vénériennes, la protection maternelle et infantile, le soutien sanitaire à la population.

Ces missions confiées aux femmes renvoient quasiment les hommes à l’arrière. Certes ils maintiennent leur pouvoir de décision, mais l’incarnation de la Croix-Rouge est désormais une femme. Elles font preuve de plus en plus d’esprit d’initiative, tout en poursuivant sur la voie de l’accomplissement. Elles sont ainsi à l’origine de la création des sections d’IPSA (Infirmières pilotes secouristes de l’air) en 1934, puis, à la fin des années 1930, des conductrices ambulancières.

L’aviation sanitaire : la création des infirmières pilotes/parachutistes secouristes de l’air (IPSA)

Si l’idée de créer des équipes pour l’aviation sanitaire vient d’un homme (Duchaussoy en 1909), son développement et sa réalisation, au-delà même de ce qu’il envisageait, est l’œuvre des femmes. Dans le domaine de l’aviation sanitaire au sein de la Croix-Rouge, ce sont elles qui pilotent, ADF et UFF en tête, vite rejointes par les femmes de la SSBM.

Leur figure de référence : Marie Marvingt (1875-1963), femme indépendante, indéfectible sportive, détentrice du premier record en avion de la coupe Femina en 1910 et de nombreux autres par la suite, Légion d’honneur, aviatrice de la Grande guerre et qui, à 80 ans, se formait encore au pilotage d’hélicoptère.

En 1933, sur l’initiative de la marquise de Noailles, l’ADF inaugure ses cours spéciaux pour « infirmières convoyeuses en avion sanitaire » et pour « femmes-pilotes aviatrices ». L’objectif : former des infirmières « détachables » de leur service en cas de besoin, pour la surveillance des blessés au cours du vol et aux moments délicats de l’embarquement et du débarquement. Ce programme se fait très vite en collaboration avec l’UFF, par le biais de la baronne Lilia de Vendeuvre. Pour elle, « l’action de ces équipes pourrait devenir capitale, en temps de paix comme en temps de guerre, dans les colonies, tant en Indochine qu’en Afrique, et d’une façon générale partout où les populations sont un peu denses et les distances considérables ». Elle envisage jusqu’à l’utilisation d’un avion laboratoire, pour des examens plus rapides, par exemple en Afrique équatoriale, et d’un avion chirurgical disposant d’un bloc opératoire. Enfin, cette nouvelle escadrille pourrait être intégralement confiée aux femmes.

ADF et UFF étendent la formation aux personnels et mécanos des constructeurs aériens français avec des cours de soins d’extrême urgence. En parallèle, elles suivent de près les évolutions techniques permettant d’améliorer les capacités des avions sanitaires. Elles lient à leur cause de célèbres aviatrices, également infirmières : Hélène Boucher, Marie Hilsz, Claire Roman…, toutes détiendront des records de vol, et deux d’entre elles seront autorisées par le ministère de l’Air à participer aux grandes manœuvres aériennes en 1934.

En attendant, au début des années 1930, le ministère de la Guerre reste sceptique quant à l’intérêt d’une telle formation pour les infirmières, et se méfie de cette intrusion féminine. La presse ne les épargne pas non plus. Du côté des dirigeants de la SSBM, on est tout aussi hésitant, on suit l’affaire de loin et sans trop de convictions. C’est la maréchale Lyautey, présidente du comité des dames de la SSBM, qui pousse à la collaboration, et l’obtient.

L’année 1935 voit la création du certificat d’infirmière d’aviation sanitaire, pour les candidates infirmières diplômées d’État. 320 femmes suivent la formation qui s’étend à la province. À l’automne 1936, les trois sociétés organisent en commun l’enseignement technique pour les infirmières Croix-Rouge qui se spécialisent convoyeuses de l’air. L’année suivante, enfin, est créée une équipe d’infirmières et de secouristes « parachutables », et pilotes : les IPSA.

Qu’elles soient ADF, UFF ou SSBM, le constat est là : les femmes sont capables de se passionner tout autant pour la protection maternelle et infantile que pour les techniques aéronautiques. Elles sont à l’origine de la création des hôtesses de l’air en France, seront les premières convoyeuses militaires, jusque sur les terrains les plus périlleux (Geneviève de Galard à Diên Biên Phu en 1954). Citons également Germaine L’herbier-Montagon dont les archives des missions de recherche des pilotes disparus entre 1940 et 1944 sont conservées au service historique de la Défense, ou Rosemay de la Besse, qui prendra leur relève.

Des femmes au volant : les conductrices ambulancières

Les conductrices ambulancières, lors de la création des premières sections à la fin des années 1930, vont rencontrer le même scepticisme. Ce seront-elles, néanmoins, que l’on enverra pour le rapatriement des prisonniers de guerre et camps de concentration en 1945, et qui sont d’une certaine façon, les précurseurs du Samu.

En 1934, la Croix-Rouge française commence à s’intéresser à l’utilisation de l’automobile, qui pourrait accélérer la venue d’une infirmière sur un lieu de sinistre. Le principe : mobilisation de véhicules de l’armée ou, à défaut, liste de véhicules privés mis à disposition. On prévoit qu’en cas de guerre, il s’agirait probablement de femmes. Deux ans plus tard, la SSBM se lance dans le recrutement d’un corps d’automobilistes féminines, en vain, le projet avorte. L’UFF a plus de succès l’année suivante, et en 1938, 150 femmes signent un engagement de conductrices bénévoles.

Le corps des conductrices ambulancières de la Croix-Rouge française naît vraiment avec la création des Sections sanitaires automobiles féminines (SSAF) le 18 septembre 1939, à la déclaration de la guerre. Ces SSAF, fondées par Edmée Nicolle, sont rattachées à la SSBM. L’UFF et l’ADF ont elles aussi un service sanitaire automobile mais uniquement parisien et moins important. En 1939, la SSBM reçoit l’offre d’une femme, Edmée Nicole, qui souhaite créer en son sein une Section Sanitaire Automobile composée de femmes.

Constatant les carences en matière de secours sanitaire automobile, elle propose son projet à Mathilde d’Haussonville, présidente du comité des Dames de la SSBM, enthousiaste. Le conseil d’administration l’avalise et en fait une association affiliée à la SSBM. La direction est confiée à la comtesse Roussy de Sales, infirmière major. Le personnel sera exclusivement féminin. Parmi les premiers membres, Françoise Schneider (IPSA), Claude de Peyerimhoff de Fontenelle (épouse d’un grand industriel minier), future directrice emblématique des Conductrices ambulancières, la comtesse de Tocqueville, née d’Harcourt. L’influence de ses femmes dans les hautes sphères permet un financement et un recrutement rapides. De plus, le service de «propagande» déployé par Hélène Terré (future commandante des Françaises à Londres auprès du général de Gaulle) n’a alors d’équivalent dans le monde associatif que celui de la SSBM.

Peuvent s’y engager des femmes de 21 à 45 ans, avec l’autorisation de leur père ou de leur mari. Généralement natives de beaux quartiers, de Boulogne ou Neuilly, elles ont eu un premier contact avec la Croix-Rouge française en passant un premier niveau du diplôme d’infirmière. Pour les plus jeunes, s’engager est synonyme d’aventure, mais surtout de don de soi et de patriotisme. Elles doivent posséder leur permis de conduire et disposer d’un véhicule. L’équipe de maintenance est tout aussi féminine : les mécaniciens sont des mécaniciennes.

De Paris, la direction des conductrices dirige les sections situées dans plusieurs villes de France. Les conductrices sont d’abord des femmes bénévoles possédant permis et voiture et désirant servir, tout de suite. Peu à peu, ces jeunes femmes reçoivent une formation sanitaire et automobile complète au sein des sections. Dans chaque section, une cheffe, son adjointe et une dizaine de conductrices. Les deux premières sont des conductrices de métier, choisies par la direction pour leurs qualités humaines et techniques. Chaque conductrice, en plus de son travail de transport ambulancier, de son travail administratif (rapports des missions, dossiers de remboursement, etc.), de l’entretien des véhicules et du matériel, a une responsabilité propre dans sa vie d’équipe (cuisine, linge, ravitaillement, etc.).

Femmes en guerre

Durant la « drôle de guerre », de septembre 1939 à mai 1940, les conductrices ont pour mission le secours et le transport des blessés à bord de leurs véhicules et camions équipés. Elles assurent aussi le transport de pharmacie et de sang aux armées, sur le front. Une équipe est même déployée pour suivre les combats en Finlande. Et en mai 1940, 20 conductrices sont mises à la disposition du Service de santé des armées. Une autre équipe est affectée en Syrie pendant que les sections restées en France participent activement à l’évacuation de la population civile en régions frontalières et des blessés militaires. En région, les conductrices travaillent en étroite liaison avec les conseils départementaux et comités locaux qui les abritent. Elles veillent en des points qui peuvent être névralgiques en cas de bombardement ou de débarquement. En parallèle, elles participent au ramassage des blessés sur les routes, à la constitution de postes de premiers secours et surtout au ravitaillement des camps de prisonniers sur le territoire. Entre 1942 et 1944, elles effectuent 52 080 missions et parcourent 1 600 000 km. Dans les colonies, elles forment la Section automobile nord-africaine (SANA), qui appuie les troupes alliées en Afrique du Nord.

Le corps des IPSA, de son côté, est fort de 200 infirmières brevetées et d’une trentaine de femmes pilotes. La France est alors le seul pays au monde capable de mettre au service de son aviation, civile ou militaire, un tel dispositif. Pourtant, elles restent au sol. En tant qu’infirmières et assistantes sociales spécialisées, 240 d’entre elles sont réparties sur les bases aériennes de France et d’Outre-mer. Nombreuses sont celles qui s’engagent dans le corps des AFAT (Auxiliaires féminines de l’armée de terre).

Constatant les besoins de secours de la population, la Croix-Rouge française, qui offrait déjà des formations au secourisme, décide la création en 1941 de ses propres équipes secouristes, et bientôt ses équipes d’urgence, formées aux situations exceptionnelles. L’idée vient d’une femmes, Yolande de Paillerets, qui en sera le fer de lance jusque dans les années 1960. Ces équipes rassemblent toutes les compétences techniques disponibles : secouristes, infirmières, conductrices, IPSA, assistantes sociales.

Lorsque les hostilités reprennent en 1944, et durant les semaines qui précèdent la Libération, les sections sanitaires automobiles sont positionnées dans des zones stratégiques. À Cherbourg, avec les équipes secouristes, elles vivent plusieurs jours de siège. À Toulon, elles travaillent sans désemparer sous la bataille qui fait rage. Au Havre, après des semaines de lutte, les véhicules ne parviennent plus à avancer dans les ruines et les incendies. Elles brancardent péniblement sur de longues distances. À Caen, Rouen, Lisieux, Rennes ou Fréjus, elles ajoutent à leurs tâches l’installation de distributions alimentaires, traient les vaches abandonnées pour distribuer du lait aux enfants, tout comme elles organisent des postes de secours sur les lieux d’accidents. Ailleurs, elles manquent d’être fusillées par les Allemands, ou elles parlementent avec eux pour épargner une exécution de civils. À Paris, durant les combats, elles sont de tous les côtés, avec les secouristes, les infirmières, pour ramasser les blessés et transporter les morts. Certaines conductrices (groupes mobiles) et IPSA rejoignent les armées alliées et participent aux débarquements de Normandie et de Provence et, plus généralement, à la Libération du territoire.

Se pose bientôt la question du rapatriement des prisonniers et déportés. En septembre 1944, le ministère des Prisonniers de guerre, déportés, rapatriés confie leur accueil à la Croix-Rouge et de nombreuses conductrices suivent sous forme de groupes mobiles les armées de la Libération jusqu’en Allemagne, en Italie, en Autriche pour y ramener les prisonniers français. Avec les IPSA, elles organisent durant des mois le rapatriement des déportés de Dachau, d’Auschwitz et de bien d’autres camps, dans des conditions parfois extrêmes et dangereuses, notamment en zone russe. Elles affrontent l’horreur. Au total, 60 200 personnes sont ainsi rapatriées, dans des conditions particulièrement difficiles, par voie terrestre ou aérienne.

Jusque dans les années 1980, conductrices ambulancières et IPSA représentent une sorte d’avant-garde de la Croix-Rouge française. André François-Poncet (président de la Croix-Rouge française de 1955 à 1967) dira d’elles : « Ce sont des amazones, elles sont le commando de la maison ».

Au moment de la déclaration de guerre en 1939, les femmes au sein de la Croix-Rouge sont déjà plus que de simples infirmières. Elles cumulent les fonctions, se spécialisent. La Seconde guerre mondiale voit, en même temps qu’un accès plus démocratique à l’association, une plus grande mixité s’installer. Les femmes ont acquis leur place au sein de la Croix-Rouge française.

Les femmes bénévoles de l’après-guerre sont, de façon croissante et dans leur grande majorité, issues des classes moyennes. Tout comme les hommes d’ailleurs. Elles travaillent de plus en plus, et de fait, s’engagent de façon plus épisodique, faute de temps et de moyens. De plus, les fonctions bénévoles qu’occupaient les femmes avant la guerre sont devenues des métiers (infirmières, etc.). Celles qui les pratiquent sortent donc du contingent des bénévoles. Ce qui ne les empêche pas de s’engager bénévolement, en dehors des horaires de travail, au sein des équipes d’urgence.

En ce sens, par la professionnalisation des métiers qu’elle a créés, par la place qu’elle a faite aux femmes, en tout cas qu’elle leur a laissé prendre, parfois avec quelques réticences ou sous le regard sceptique des dirigeants, la Croix-Rouge française a aussi pris son parti de l’évolution des mentalités.

Bénévoles sur le terrain

Les équipes secouristes, créées en 1941, établissent donc l’équilibre hommes-femmes sur le terrain. Elles sont tout à fait représentatives de la Croix-Rouge française née de la guerre. Creuset de la mixité sociale au sein de l’association, elles sont tout aussi exemplaires en termes de mixité des genres. On y retrouve, par exemple pour la période 1975-1985, des proportions quasiment équivalentes, et stables : 55 % d’hommes, 45 % de femmes. Il faut tout de même attendre les années 1970 pour qu’elles puissent troquer leur jupe d’uniforme contre un pantalon. Les femmes restent cependant aujourd’hui majoritaires dans le domaine de l’action sociale.

Elus, élites

De la même façon, les femmes ont pris les commandes des comités locaux dès 1940. La fusion des trois sociétés et la guerre leur ont été, en ce sens, favorables. Cependant plus on monte en responsabilité dans la hiérarchie de la Croix-Rouge, moins les femmes sont représentées. En 1990, en Ile-de-France, 52 % des présidents locaux étaient des présidentes, 25 % seulement des votes départementaux allaient à des femmes présidentes.

Au niveau national, sur les 17 présidents qui se sont succédés depuis 1940, une seule femme a été élue (Georgina Dufoix 1989-1991), et quatre vice-présidentes (Inès Lyautey (1940), Mme Fardel (1989), Caroline Cross, et Caroline Cussac.

Si le conseil d’administration est resté exclusivement masculin durant la guerre, le retour à la paix l’a ouvert aux femmes. Mais la proportion de leur représentation ne variera guère les décennies suivantes, entre 20 et 30 % des membres en moyenne :

  • 1957 : 34 membres, dont 7 femmes

  • 1968 : 40 membres, dont 7 femmes

  • 1993 : 43 membres, dont 10 femmes

  • 2011 : 40 membres, dont 8 femmes

  • 2021 : 31 membres, dont 9 femmes

Hommes et femmes se confondent aujourd’hui dans la même approche de l’engagement. Le gouffre social qui séparait hier les bénévoles et donateurs des bénéficiaires s’est considérablement réduit, jusqu’à disparaître. On croise aujourd’hui des bénéficiaires de l’action sociale devenus bénévoles, ce qui était inenvisageable dans les années 1970.

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