Cette situation concerne près de deux millions de musulmans ruraux et engendre des besoins considérables. Pour intervenir dans ces camps, la Croix-Rouge française est officiellement mandatée par les autorités en mars 1959. Jusqu’en 1963, à bord de 21 camions sanitaires, des équipes féminines se relaient pour soigner et distribuer des secours.

Le tournant du 20 août 1955 et les victimes du terrorisme

Dans le climat de terreur qui s’instaure, les civils sont les premiers touchés par les pillages, les attentats, puis les enlèvements. Dès 1955, c’est souvent vers la Croix-Rouge que les familles se tournent pour un soutien moral mais aussi matériel. À Constantine, dès le mois de juillet, le dispensaire du Dar el Askri doit fermer pour éviter les incidents. À Khenchela, le comité déplore la réquisition du local d’accueil. Comme à Batna, le comité suit les enterrements de civils victimes des « événements ». Ce soutien devient très vite permanent dans tous les comités : familles prises dans les attentats, dont le chef a été tué par les rebelles, épouses de civils enlevés, maisons pillées…, la liste est longue. Cet accompagnement des victimes sera mené systématiquement jusqu’à la fin de la guerre ; les membres des comités se feront également un devoir d’être présents lors des obsèques des personnes assassinées.

« Les problèmes nés des regroupements de populations sont parmi les plus vastes et les plus angoissants que la Croix-Rouge ait eu à résoudre en Algérie. » Témoignage de Jules Lefevre-Paul, délégué général Croix-Rouge française en Algérie, juin 1961.

Les centres de regroupement

Dès 1955, pour endiguer l’influence du Front de libération nationale, les autorités instaurent des zones interdites et des centres de regroupement. Rassemblés de force ou se mettant sous la protection de l’armée, ces populations déplacées vivent dans des conditions extrêmement précaires et manquent de tout. Les membres des comités effectuent des distributions de nourriture, de produits d’hygiène, de vêtements, qui s’avèrent insuffisantes ; la tâche est immense. Tous les comités témoignent des besoins considérables auxquels ils doivent faire face dans ces camps. Outre les besoins matériels, ils constatent une situation qui «perturbe des habitudes sociales et économiques ancestrales» et crée des besoins dont la satisfaction dépasse la capacité des pouvoirs publics. En 1958, le délégué général de la Croix-Rouge française en Algérie alerte les autorités civiles et militaires sur la situation des populations regroupées, mais les démarches sont lentes. On lui oppose un manque de moyens pour le financement des actions qu’il veut mettre en place, or les fonds de la Croix-Rouge française ne suffisent pas.

La situation est délicate : l’association doit maintenir ses bonnes relations avec les autorités pour faciliter son intervention, obtenir des fonds, mais aussi assurer la sécurité de ses équipes qui interviennent dans des zones dangereuses. André François-Poncet, alors président de la Croix-Rouge française, interpelle le chef de l’État. Les crédits sont finalement débloqués et un accord est conclu en mars 1959. Le mois de juin voit le premier véhicule des 21 équipes itinérantes gravir les pistes accidentées du djebel. Les équipes sont triées sur le volet et composées d’une conductrice-ambulancière et d’une infirmière. Elles sont exclusivement féminines, pour pouvoir toucher les femmes et les enfants. Leur rôle est d’aller de centre en centre pour soigner, recueillir les besoins et y répondre. La mission n’est pas simple pour ces femmes. Outre la difficulté d’accès et les routes accidentées, elles interviennent au quotidien dans des zones d’insécurité. Il leur faut aussi vaincre la méfiance et les réticences. Après une période d’adaptation, un apprentissage de la langue sur le tas, les rapports se détendent et la visite des camions est plutôt bienvenue. La Croix-Rouge jouit d’une perception plutôt positive auprès des populations. Une conductrice rapporte les propos d’un Kabyle lors de la visite d’un village : « Ah, vous êtes de la Croix-Rouge, alors vous êtes à tout le monde ». Les équipes itinérantes poursuivent leur mission en Algérie bien après les accords d’Évian : en 1962, le CICR évalue à 2 200 000 le nombre de personnes réparties dans 2 000 centres. À la suite du retrait de l’armée, l’isolement rend la vie des familles plus dure encore. Les violences qui s’enchainent n’arrangent rien, leur activité doit d’ailleurs être suspendue quelques semaines en 1962, conséquence des troubles qui agitent le pays au moment de son indépendance. Dès septembre, en accord avec les autorités algériennes, elles reprennent leurs circuits. 12 équipes fonctionnent, les dernières se retireront en avril 1963, date à laquelle leurs moyens sont épuisés. Le Croissant-Rouge algérien prend le relais auprès de la population, appuyé par le CICR et la FICR.

Témoignages d’infirmières itinérantes (1962)

« Il y a bientôt quatre mois que je suis ici, et sans doute est-il temps que je vous sollicite une prolongation au-delà des six mois mentionnés dans le contrat. Je suis libre et solide. L’arabe rentre peu à peu, le vocabulaire "maladies" est déjà chose acquise. La saison nous amène des maladies intestinales sous toutes ses formes. Les enfants sont mal nourris, mangent insuffisamment […]. Les résultats sont des diarrhées, des parasitoses plus ou moins chroniques et fatales. »

« Certains voient le problème, certains ne le comprennent pas. On nous dit parfois que les arabes peuvent aller voir le médecin à quatre, cinq ou dix kilomètres et que c’est une mauvaise habitude à leur donner que d’aller vers eux. Or, ils ne se déplacent pas. Tout d’abord par ignorance, ils n’attachent pas d’importance à certains symptômes. Par ailleurs, si les hommes se déplacent, les femmes et les enfants ne le font pas. D’autre part, ils ont le fatalisme inné qui leur fait accepter la maladie et la mort comme une chose normale. Quand il y a un infirmier militaire près des regroupements, il ne voit pas plus d’un quart de la population. Il serait d’ailleurs peu convenable qu’un infirmier reçoive la visite d’une femme. »

« Leurs beaux troupeaux d’autrefois sont décimés, parce qu’ils ne peuvent plus se déplacer vers les zones vertes, interdites, pour les faire paître. Résultat : les enfants n’ont pas de lait et je n’ai jamais vu, dans le Nord, autant de bébés rachitiques et en mauvais état ! »

La mobilisation du réseau et l’aide internationale

Qu’il s’agisse de l’aide à la population ou du soutien aux soldats, les besoins sont immenses, dépassent les capacités des autorités civiles et militaires, tout comme celles de la Croix-Rouge française. L’association ne se voyant pas accorder par l’État l’autorisation d’effectuer des appels à dons à grande échelle, le manque de moyens des comités est un problème récurrent tout au long du conflit. Le réseau de solidarité est donc très vite activé, tant au national avec le système des parrainages, qu’à l’échelon international avec les secours massifs et réguliers du CICR et de la FICR (Fédération Internationale des sociétés de Croix-Rouge et Croissant-Rouge).

L’extension du réseau en Algérie

Après 1954, au regard des « événements » et anticipant les besoins immenses qu’ils vont générer, la délégation modifie son organisation en l’harmonisant avec celle que l’administration met alors sur pieds et décuple ainsi son activité. En quelques mois, le nombre de conseils départementaux passe de 3 à 13, celui des comités de 58 à 84. L’objectif est d’adopter un découpage territorial similaire à celui des autorités pour optimiser les contacts et les capacités d’action sur le terrain.

Parrainages et solidarité

En 1958, le gouvernement songe à faire parrainer chaque arrondissement algérien par un département en métropole. La Croix-Rouge française, depuis 1955 déjà, a mis en place un système de jumelage entre ses comités. Le principe consiste à collecter et envoyer des fonds, des vêtements, des vivres et des médicaments. Les relations qui se nouent permettent aussi une meilleure compréhension de la situation de part et d’autre. L’initiative du système des « adoptions » revient au Conseil départemental de Seine-et-Oise qui, le premier, envoie régulièrement des secours en lainages et des colis de première urgence au comité de Batna. Le système est très vite généralisé et porte ses fruits. Grâce aux parrainages sont acheminés, entre janvier et octobre 1961, 4,2 tonnes de vêtements et couvertures, 18 tonnes de produits alimentaires dont 6 de lait, 400 kg de produits pharmaceutiques, le tout jugé encore insuffisant. Les envois sont directement adressés au comité parrainé qui effectue la distribution, aux victimes du terrorisme, aux sinistrés des catastrophes récurrentes, et surtout aux soldats du contingent et aux populations regroupées. Par ailleurs, une collaboration étroite et essentielle se tisse sur place avec d’autres associations engagées auprès de la population, comme la Cimade ou le Secours catholique.

L’aide du Mouvement

Dès 1957, le CICR effectue des distributions auprès des populations déplacées, parallèlement aux opérations que commence à mener la Croix-Rouge française. Lorsqu’à partir de juin 1959 les camions itinérants de la Croix-Rouge française sillonnent les centres de regroupement, ils peuvent, et ce jusqu’à leur départ en 1963, s’appuyer sur les délégués et les secours en masse du CICR : en 1961, les secours envoyés atteignent un montant de 850 000 francs suisses. Au-delà de 1963, le Mouvement reste bien sûr très actif auprès du Croissant-Rouge algérien. Lorsque la FICR lance un appel pour soutenir la Croix-Rouge française, la réponse est immédiate : les Croix-Rouge d’Australie, du Canada, du Danemark, de Finlande, d’Italie, de Monaco, de Norvège et de Suède envoient en grande quantité vêtements, secours alimentaires, produits d’hygiène et dons financiers. Après la guerre, la FICR, en coopération avec le HCR et plusieurs associations, prendra également le relais auprès du Croissant-Rouge pour éviter que la famine ne se développe en Algérie, où l’activité économique est en grande partie paralysée. On estime alors à 3 millions le nombre de personnes exposées. En outre, et bien après la fin du conflit, le CICR poursuit ses missions historiques de visites des lieux de détention, de démarches en faveur des prisonniers, d’aide aux réfugiés, de recherche des disparus, s’attachant plus largement au respect du droit international humanitaire auprès des partis en présence.

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