Prendre vie sur une feuille blanche. Dans le tiers-lieu de l’Ehpad Indigo, à Nîmes, les femmes âgées de l’établissement se sont fait tirer le portrait à coup de couleurs vives. Des ateliers artistiques donnant naissance à de nouveaux récits : ceux de femmes trop souvent oubliées enfin joyeusement représentées sur papier.

Chambre 327, à l’Ehpad Indigo de Nîmes, vit Marie, 94 ans. Sa chambre est coquettement décorée et les visages de ses proches ornent les murs. La famille, c’est important pour elle, même si elle ne s'en souvient pas toujours très bien. Jacqueline, sa fille, lui rend visite tous les deux jours. “Ma mère va bien parce que je suis assez présente, mais aussi parce que tout le personnel est très gentil”, assure-t-elle.

Au pôle gérontologique nîmois de la Croix-Rouge, injecter de la joie dans le quotidien des personnes âgées n’est pas une option, c’est une réalité qui prend vie à travers la bienveillance des soignants mais aussi grâce aux espaces de rencontre, appelés “tiers-lieux” ayant pris racine dans ses Ehpad. “L’idée d’un tiers-lieu, c’est de pouvoir accueillir des personnes extérieures à l'Ehpad, que ce soit des associations, des professionnels, des habitants, pour en faire un vrai carrefour de ressources et créer des liens et des connexions inattendues avec les résidents”, explique Elodie Bahut, cheffe du projet tiers-lieu du pôle gérontologique.

Depuis 2019, plusieurs chantiers ont été menés pour que ces espaces hybrides existent. Aujourd’hui, la ville vient littéralement à la rencontre des aînés. En juin, l’art et la culture se sont par exemple invités à l’Ehpad Indigo grâce aux résidences artistiques* imaginées par le personnel en collaboration avec le festival Nîmes s’illustre. “On amène à l'Ehpad tout ce qui a du mal à venir à lui ! Les résidents n’ont plus tellement accès à la culture, à l’art, à la présence d’artistes… On confronte alors des mondes différents, on permet aux artistes de travailler avec des publics dont ils n’ont pas l’habitude”, ajoute Elodie Bahut. Et s’émerveille des moments assez atypiques émergeant de ces animations : “Chacun participe à sa façon, il ne faut pas oublier qu’en établissement, il y a des personnes assez dépendantes et en perte d’autonomie”.

Des moments atypiques, parfois hors du temps, qui se distinguent par la beauté qu’ils produisent. A l’image de ces après-midi de juin où des illustratrices sont venues pendant 10 jours dessiner les femmes âgées de l’Ehpad Indigo.

Dessiner les invisibles

Avez-vous déjà vu des croquis flamboyants de femmes passé la soixantaine ? Peu de doute subsiste quant à la réponse. Si ces dernières sont plus nombreuses que jamais, on ne les représente nulle part, ou si peu. En 2021, la France comptait 15 millions de personnes dites âgées - comprenez de 60 ans et plus, selon le ministère de la Santé . L’espérance de vie, elle, ne cesse de s’étirer : 78,4 ans pour les hommes, 84,8 ans pour les femmes, avec une projection de l’INSEE d’un allongement continu de celle-ci.

A la télévision, au cinéma, dans les sphères culturelles, professionnelles et tant d’autres encore, l’effacement de nos aînés opère. Double peine pour les femmes, qui disparaissent simplement de nos écrans après 50 ans*. Si les hommes se bonifient avec le temps, les femmes, elles, n’ont pas le droit de vieillir, encore moins sous le feu des projecteurs. Si elles ne se voient pas représentées, la réalité du grand âge, de la perte d’autonomie ou encore de l’isolement signe souvent leur absence définitive de la cité. Alors, entre les murs de notre Ehpad nîmois, la cité est venue aux femmes, prenant soin de leur redonner leur visibilité confisquée.

Justine Chanal, illustratrice, s’est en effet attelée à “croquer le portrait” des aînées d'Indigo. Et explique vouloir apporter de nouvelles perspectives, “je suis portée par les thématiques de représentation des femmes, avec un focus sur la visibilité de celles qui sont âgées, autrement que dans un contexte médical”. Son but ? Magnifier leurs corps, les faire exister, sans gommer le passage du temps sur les visages, les mains ni les postures. Armée de ses crayons et feutres aux couleurs vives, Justine a dessiné plusieurs résidentes de notre établissement, dont Marie.

La trentenaire s’est rendue dans la chambre de la nonagénaire, lui a accordé du temps, a discuté avec elle puis avec sa fille, Jacqueline. “Elle me disait qu'elle aimait beaucoup danser. Est-ce qu'elle n'est pas toujours un peu danseuse aujourd’hui ? La musique la traverse encore !”, pense à voix haute l’artiste. Pour dessiner avec justesse une personne, Justine a besoin de la connaître, de s’intéresser à son vécu, “on fait rarement cet effort d’interroger les personnes âgées, on oublie leur individualité. Mais, comment les représenter sans se poser la question de leur individualité ?”, interroge-t-elle. Justine s’est alors vu confier toutes sortes d’anecdotes au fil de ses rencontres à l’Ehpad : le voyage d’une vie à 70 ans, sac sur le dos, après le décès d’un mari. Ou encore des instants de grande franchise : “une femme me racontait qu’elle a dit un jour à ses seins qui commençaient à tomber ‘allez y, c'est bon, vous pouvez y aller'. C’est l’acceptation", souffle-t-elle, encore touchée par le feu vert donné à ce corps pour vieillir tranquillement.

Dans l’intimité de la chambre 327, Justine, Marie et Jacqueline ont donc parlé. Parlé du passé, des clichés accrochés au mur, de danse, de musique… “Ma mère, ça l'a valorisée. Elle s'est trouvée importante, elle était fière, très contente qu'on lui parle, témoigne Jacqueline. C’est une belle initiative. Qu’on donne de l’importance à ma mère me rend automatiquement heureuse”. Les coups de crayons colorés de Justine sont le fruit des discussions menées : Marie a les joues roses, ses rides ne sont pas gommées et son “petit air” est bien cerné, comme le souligne sa fille. “C'est intéressant de voir si Marie se reconnaît, de voir sa fille qui reconnaît aussi les traits de caractère sur son visage”, abonde l’illustratrice. La principale intéressée, elle, a pris goût à l’exercice. “Je suis bien dessinée. C'est un bon souvenir. Je pourrais poser à nouveau, c'est agréable de prendre la pose”, lâche-t-elle, le dessin entre les mains.

* Les résidences artistiques de juin étaient une expérimentation que le pôle gérontologique souhaite reconduire de façon pérenne.

** Selon un baromètre effectué par la commission “Tunnel de la comédienne de plus de 50 ans” de l'AAFA, l'association des actrices et acteurs de France.

Crédit illustrations : Justine Chanal (Instagram @justine.chanal / www.justinechanal.com )

Julia Kadri