Vous avez sûrement entendu parler du Bitcoin et autres crypto-monnaies ? Mais quel rapport avec la guerre ? Le droit international humanitaire s’applique depuis ses fondements à limiter les “méthodes et moyens de la guerre”. Si le monde de la défense voit dans les blockchains une opportunité massive pour garantir la protection de ses données, de nombreux enjeux juridiques et éthiques se posent au regard du DIH.

Qu'est-ce que la blockchain ?

« Chaîne de blocs » en français, il s’agit d’une nouvelle technologie, principalement associée aux crypto-monnaies (comme le Bitcoin). Les blockchains sont des « technologies de stockage et de transmission d’informations, permettant la constitution de registres répliqués et distribués, sans organe central de contrôle, sécurisées grâce à la cryptographie, et structurées par des blocs liés les uns aux autres, à intervalles de temps réguliers »1. En d’autres termes, il s’agit d’une « technologie de stockage et de transmission d’informations, qui offre de hauts standards de transparence et de sécurité car elle fonctionne sans organe central de contrôle. Plus concrètement, la blockchain permet à ses utilisateurs, connectés en réseau, de partager des données sans intermédiaire. »

Le ministère de l’Économie en propose la définition suivante:

  1. c’est une technologie de stockage et de transmission d’informations, prenant la forme d'une base de données ;

  2. qui a la particularité d’être partagée simultanément avec tous ses utilisateurs et qui ne dépend d'aucun organe central ;

  3. a pour avantage d'être rapide et sécurisée ;

  4. et dont le champ d'application est bien plus large que celui des crypto-monnaies/crypto-actifs (assurance, logistique, énergie, industrie, santé, etc.)2

Quel rapport avec le secteur de la défense ?

Il existe deux types de blockchains : les « chaînes ouvertes » (celles utilisée pour le bitcoin) et les « chaînes privées », plus adaptées au domaine militaire.

Depuis le déploiement fulgurant de cette technologie, les forces armées s’y intéressent de près et y trouvent des bénéfices et risques concrets en matière de sécurisation des données. Pour maintenir leur supériorité opérationnelle, les forces armées se dotent de logiciels de blockchain.

L’armée produit, transmet et s’appuie sur une quantité phénoménale de données, qui doivent être à la fois stockées et transmises. Cette dépendance aux relais d’information crée une vulnérabilité à laquelle la blockchain semble répondre: il n’existe en effet pas de serveur central de données, plus sensible aux attaques, mais une multiplication des registres. 

Ces « chaînes privées » permettent l’enregistrement et le partage de données avec un fort besoin d’intégrité (plans opérationnels, règles d’engagement, plans de minages…), ou un fort besoin de traçabilité (suivi des effectifs en opération, suivi de la situation logistique…)3

Cette technologie répond en outre à un processus de rationalisation et de mutualisation entre les différents pôles de commandements et partenaires de la défense. Il s’agit aussi d’améliorer la logistique : les ministères des Armées acheminent sur le terrain des forces armées et du matériel.

Ces transports font face à des défis sécuritaires importants, notamment pour le suivi des produits sensibles (armes, substances toxiques…). Se doter d’un système de blockchain permet alors d’assurer des mouvements plus sécurisés et fiables entre le front et les bases de commandement.4

A l’heure où les conflits sont de plus en plus marqués par les nouvelles technologies (drones, armes autonomes, cyberattaques…), la sécurisation de l’information numérique est essentielle. 

La chaîne de blocs permet de renforcer la cyber sécurité: menace qui croit de façon exponentielle. Les blockchains, conçues sans tiers de confiance, sont sécurisées de manière transparente et reposent sur une structure de données qui rend la falsification à la fois exceptionnellement difficile et évidente. Enfin, les réseaux blockchains sont tolérants aux pannes puisqu’ils mobilisent les nœuds valides pour rejeter ceux qui sont suspects. Ils garantissent donc l’intégrité des données associées à des systèmes d’armes cruciaux, comme ceux soutenant les armes nucléaires ou les satellites.5 

Plusieurs grandes puissances militaires s’intéressent et conçoivent des technologies de blockchains dans le domaine de la défense. Dès 2015, les Etats-Unis, par le biais de la DARPA, développent une plateforme de messagerie sécurisée, qui permet d’améliorer la communication du ministère américain de la défense. Le message est crypté, donc les métadonnées confidentielles et l’émetteur et le récepteur impossibles à identifier par un tiers.

L’OTAN s’en est également pourvue, par le biais de l’agence NCIA. En Russie, en Israël ou encore en Chine, plusieurs logiciels blockchains sont en cours d’élaboration.6

Quels sont les risques pour le secteur militaire et les populations civiles ? 

  • Avec l’avènement des nouvelles technologies dans le secteur de la défense, on assiste à une irrigation croissante du civil et du privé vers le militaire et le public. Ce sont d’abord les entreprises privées qui développent ces technologies et les maîtrisent, avant que les forces armées ne se les réapproprient.

  • Bien que les blockchains soient considérées comme « dénuées de confiance », puisque très sécurisées, il faut cependant faire confiance à certaines parties impliquées, notamment les développeurs et concepteurs à l’origine du code. Comme nous l’avons vu, ces développeurs proviennent majoritairement du secteur privé, ce qui pose un problème d’intégrité aux forces armées dotées de ces technologies. L’enjeu est similaire pour d’autres systèmes d’intelligence artificielle (drones, cyber…).

  • Puisque l’ensemble du registre d’information est transmis sur plusieurs « nœuds » (des relais), il devient difficile de le modifier, les informations restent disponibles même si un nœud est compromis. 

  • La blockchain augmente le nombre de points d'accès pour d'éventuelles attaques par des parties malveillantes, ce qui pose des risques pour la sécurité, surtout dans le cas d’une « chaîne ouverte ».

  • Cette technologie dépend de la connexion à Internet, ce qui peut poser problème en zone de conflit armé. 

  • Les blockchains sont des technologies très polluantes puisqu’elles reposent sur un très grand nombre de serveurs. 

  • Les personnes doivent être informées du traitement de leurs données personnelles, et doivent pouvoir exercer leurs droits de rectification et d’effacement.7

Le CICR et le DIH face aux blockchains 

Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) s’investit pour améliorer la prise de conscience des conséquences graves pour les civils en situation de conflit armé. Dans ce cadre, le protocole Whiteflag (dont le CICR fait partie), vise à fournir un moyen de communication neutre à toutes les parties impliquées dans un conflit.

Whiteflag propose un système de messagerie dans lequel des informations en temps réel sur les urgences, les dangers locaux, les mines terrestres, les déplacements de population ou d'autres questions peuvent être partagées, en sachant qu'elles n'ont pas été modifiées par une partie malveillante. Whiteflag permet aux entités protégées par le droit humanitaire de se faire connaître en temps réel, afin de prévenir les dommages collatéraux et les pertes humaines dans les zones de conflit.

Ce processus permet aux organisations d'informer les autres de leurs activités prévues et en cours, pour une aide plus efficace et une désescalade du conflit militaire. De plus, la technologie offre la possibilité de partager en temps réel des informations précieuses, telles que les urgences et les zones dangereuses, afin d'améliorer la connaissance globale de la situation.8

Dans ce système, aucun des participants n'a besoin de se faire confiance. Bien que la mise à disposition publique de ces informations puisse aider à localiser les civils et à évaluer le respect des principes de distinction et de proportionnalité des attaques militaires, elles peuvent également être utilisées pour cibler des groupes identifiés.

L’application du droit international humanitaire au domaine des blockchains ne fait aucun doute. Le DIH régit et limite l’usage des blockchains en temps de conflit armé, de même qu’il réglemente l’emploi de tout autre type d’arme, de moyen et de méthode de guerre dans un conflit armé. Si cette nouvelle technologie est utilisée dans un sens malveillant, qui enfreint les principes fondamentaux de protection des civils et de limitation des moyens et méthodes de guerre, alors le DIH est enfreint.

Il faut également inclure les effets indirects, comme dans le cas où des informations sensibles transmises de façon sécurisée mettraient en danger la vie des populations civiles, en révélant par exemple leur position. 

Et demain ?

La Croix-Rouge française examine actuellement la création d’un emblème numérique.9 Dans la mesure où des biens protégés par le DIH sont également présents sur internet, connectés par un réseau et peuvent faire l’objet d’attaques tant en temps de paix qu’en temps de guerre, le cyberespace pourrait également être considéré comme un espace humanitaire au sein duquel pourraient être élaborées des normes protégeant les cyber infrastructures.

Cet emblème numérique pourrait être créé afin de mieux protéger certaines installations telles que des hôpitaux, des centres et instituts de recherche médicale, qui font déjà l’objet d’une protection en droit international humanitaire mais qui ne sont pas « marquées » comme telles dans le cyberespace. Les communications via des blockchains seraient ainsi d’autant plus protégées.

De même, les membres du Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge pourraient arborer un emblème numérique comme marqueur distinctif pour protéger les services numériques du Mouvement. L’article 1 de l’Annexe I du Protocole additionnel I aux Conventions de Genève dispose que « Les Hautes parties contractantes et, en particulier, les Parties au conflit sont invitées en tout temps à convenir de signaux, moyens ou systèmes supplémentaires ou différents qui améliorent la possibilité d’identification et mettent pleinement à profit l’évolution technologique dans ce domaine ».

Un emblème numérique permettrait d’adapter la protection du Mouvement de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge dans le domaine des « chaînes de blocs ».10 

Pour en savoir plus sur la règlementation des « chaînes de blocs », vous pouvez lire le Rapport d’information n°1501 de l’Assemblée nationale en ligne.

Sources

  1. Définition proposée par l’OPECST.

  2. « La blockchain pour appuyer les projets innovants de l’Armée de Terre – le cas de FIBR2EO », Armée de terre, 22/06/2021, En ligne :

 https://www.defense.gouv.fr/espanol/terre/pole-numerique-et-innovation/le-numerique/les-projets-numeriques/la-blockchain-pour-appuyer-les-projets-innovants-de-l-armee-de-terre-le-cas-de-fibr2eo

  1. « La défense s’intéresse aussi à la technologie du Bitcoin »,Capital, 03/12/2016, En ligne : https://www.capital.fr/entreprises-marches/la-defense-s-interesse-aussi-a-la-technologie-du-bitcoin-1190715

  2. « L’armée de Terre décentralise la production de pièces de rechange grâce à la 1ère Blockchain en OPEX », Vistory, En ligne : https://www.vistory.com/en/use-case/armee-de-terre-premiere-blockchain-en-opex

  3. « La blockchain est-elle un tournant stratégique ? », Olivier Kempf, Tribune, En ligne : https://www.defnat.com/pdf/Kempf%20(T%201011).pdf

  4. « La blockchain au garde-à-vous : La Défense au défi », Nathalie E, Cyrpto Actu, 21/11/2019, En ligne : https://cryptoactu.com/blockchain-defense-gendarmerie/

  5. Handbook on data protection in humanitarian action, International Committee of the Red Cross, Christopher Kuner, Massimo Marelli, Second edition. En ligne: file:///C:/Users/vonmalsena/Downloads/4305.01

  6. Site du Whiteflag Protocol, En ligne : https://www.whiteflagprotocol.org/

  7. « Face aux cyberattaques, le CICR veut créer un emblème numérique », Anouch Seydtaghia , 10/10/2021, Le Temps, En ligne : https://www.letemps.ch/economie/face-aux-cyberattaques-cicr-veut-creer-un-embleme-numerique

    10) « Cyber guerre, cyber attaque, cyber espace et cyber protection ? », Site de la Croix-Rouge française, 16/07/2021, En ligne : https://www.croix-rouge.fr/Actualite/Droit-International-Humanitaire-DIH/Cyber-guerre-cyber-attaque-cyber-espace-et-cyber-protection-2536

Antonia von Malsen, juriste junior au pôle Droit international humanitaire de la Croix-Rouge française

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