Il y a d’un côté les acteurs de terrain qui luttent contre les fragilités. De l’autre, des chercheurs en sciences humaines et sociales qui analysent sur les mêmes terrains les dynamiques au cœur de ces fragilités. Manquait une interface entre ces deux mondes. C’est tout le projet de la Fondation Croix-Rouge française, créée en janvier 2018.

Les solidarités citoyennes dans les camps de migrants (France). Les comités de paix en Casamance (Sénégal). Les liens entre humanitaires et journalistes à Goma (RDC). La transition humanitaire au prisme des relations intimes (Niamey/Niger)…  Autant de sujets de recherche que la Fondation Croix-Rouge française a choisi de promouvoir à travers l’attribution de bourses postdoctorales, dont les lauréats étaient réunis  à l’Unesco à Paris le 30 mai dernier, pour présenter les résultats de leurs travaux. L’occasion de rappeler les fondamentaux de cette toute nouvelle institution créée en janvier 2018 pour prendre le relais du Fonds Croix-Rouge et de la Fondation pour le lien social qui entre 2014 et 2017 ont soutenu une trentaine de chercheurs. Sa mission : encourager la recherche francophone dans les champs humanitaire et social en attribuant des financements et des prix de recherche pour des travaux à mener durant un an. Ces bourses postdoctorales de 17 000 euros bénéficient à 7 ou 8 lauréats par an. Jusqu’à la promotion 2018, la Fondation recevait une quarantaine de candidatures (contre une centaine cette année), sélectionnées par la gouvernance de la Fondation sur des critères précis : doctorat obtenu depuis moins de dix ans, chercheurs francophones, disponibles au moins à 50 % de leur temps, candidats prioritairement issus des terrains d’intervention... La Fondation a d’abord proposé un appel à projets centré  sur la transition humanitaire dans sa globalité.

Jean-Jacques Eledjam, Président de la Croix-Rouge française

Depuis deux ans, des appels à projets sur des sujets plus spécifiques sont également lancés en collaboration avec des partenaires tels que la Croix-Rouge française, le Fonds Axa pour la Recherche, la Fondation  Crédit coopératif, etc. Vincent Léger, chargé de recherche à la Fondation Croix-Rouge française, explique : « Les bourses partenaires se développent : en 2018, nous en avons attribué 7 sur les 8 dossiers retenus. Quand c’est la Croix-Rouge française qui est à l’origine de la demande, les problématiques à traiter concernent aussi bien la France que l’international – l’aide alimentaire, l’incurie des personnes âgées, la crise Ebola en Guinée, etc. – et l’attente est claire : avoir des recommandations pour améliorer les actions ». Jean-Jacques Eledjam, président de la Croix-Rouge française, abonde : « Le projet de la Fondation Croix-Rouge française est ancré dans le réel et enraciné dans une réflexion de fond. Son moteur, c’est l’innovation au service des plus vulnérables, qui est eu cœur de notre histoire et un héritage avec lequel nous devons renouer. Nous ne devons pas avoir peur de changer nos pratiques ».

Virginie Troit, directrice de la Fondation Croix-Rouge française

Un dialogue pour l’avenir

Mais pour changer les pratiques, il faut rendre possible le dialogue entre le monde académique et celui des humanitaires, c’est l’un des défis de la Fondation. « Au-delà de la recherche, notre mission, c’est la connexion des savoirs et la mise à disposition de tous – via notre site Internet notamment – des productions et des résultats de nos chercheurs que nous traduisons en anglais. C’est aussi l’objectif de nos journées de rencontres qui rendent possibles des échanges réflexifs entre opérateurs et chercheurs basés sur des savoirs scientifiques solides », explique Virginie Troit, directrice de la Fondation. Une mission relayée par Elhadj As Sy, secrétaire général de la Fédération internationale des sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, qui affirme : « Nous mettrons à profit le réseau des 190 sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge pour appliquer les leçons apprises grâce aux recherches menées dans le cadre de la Fondation ».

Elhadj As Sy, secrétaire général de la Fédération international des sociétés de la Croix-Rouge et de Croissant-Rouge

A l’Unesco, 180 personnes étaient présentes : des universitaires, des acteurs de terrain, des journalistes, des représentants de fondations d’entreprises, etc. Parmi elles, un médecin travaillant sur le lien social qui après l’exposé de Marjorie Gerbier-Aublanc (voir encadré) lui a proposé de poursuivre l’échange en vue d’une éventuelle collaboration future. De quoi satisfaire Jean-Christophe Combe, directeur général de la Croix-Rouge française, qui, en clôture de ces rencontres, a  confirmé : « La connaissance est indispensable à l’action, elle conditionne la réussite de nos projets et nous permet de mieux intégrer les bénéficiaires de l’aide aux actions qui les concernent. A partir de ce constat, nous avons une ambition, celle de mettre des productions scientifiques solides au service des plus fragiles, de stimuler le débat et de diffuser le savoir. L’enjeu des projets de recherche de la Fondation, c’est bien de définir ce que sera l’action humanitaire et sociale de demain ».

Jean-Christophe Combe, directeur général de la Croix-Rouge française

Anne Dhoquois

Verbatim

Alvar Jones Sanchez, docteur en anthropologie sociale. Objet de la recherche (promotion 2016) : « la “participation” des populations à la construction de la paix en Casamance : peacebuilding et comités de paix »

« J’ai été coopérant international entre 2005 et 2014, pour la Croix-Rouge espagnole essentiellement. Mes terrains d’action : la Guinée équatoriale, le Cap vert, le Sénégal et la Tunisie. J’ai une formation d’anthropologue et j’ai d’abord pensé que ce bagage pourrait me servir dans le cadre de la coopération mais ce ne fut pas le cas, car on travaille dans l’urgence, on gère beaucoup d’administratif, on est dans le formel et la représentation… là où l’anthropologue a besoin de temps, de terrain, d’informel. Après près de dix ans de coopération, j’ai eu besoin de revenir aux sources et de reprendre mes travaux de recherche. C’est important de désacraliser l’aide humanitaire afin de la rendre plus efficace, surtout que mon double regard d’humanitaire et d’anthropologue me permettait de mieux comprendre le terrain et d’alimenter mes recherches. Je suis donc retourné en Casamance, que je connaissais en tant que coopérant. J’ai réalisé que mon nouveau statut rendait difficile l’organisation d’entretiens et que j’étais moins pris au sérieux ; ma voix ne résonnait pas auprès des acteurs de terrain. Cela a alimenté ma réflexion sur la nécessité de créer les conditions de la rencontre entre opérationnels et chercheurs et d’inventer des nouvelles modalités de coopération ».

Marjorie Gerbier-Aublanc, docteure en sociologie. Objet de la recherche (promotion 2016) : « L’improvisation humanitaire : potentialités et limites des solidarités citoyennes dans les camps de migrants à Calais et à Paris ».

« Quelle que soit la pratique professionnelle, c’est important de pouvoir compter sur des travaux scientifiques permettant de s’extraire de son milieu ; c’est particulièrement vrai pour l’humanitaire. Nous ne sommes pas les premiers à travailler sur ce type de sujet mais, grâce à la Fondation Croix-Rouge française, un partenariat pérenne se met en place entre l’action humanitaire et la recherche. J’en appelle cependant à la modestie des chercheurs : un an, ça ne suffit pas pour apporter une expertise dans la recherche humanitaire et sociale. Nous pouvons éclairer des situations et apporter des pistes de réflexion, mais pas de recommandations. La recherche-action demande un temps long. Ceci dit, grâce aux journées de restitution comme celle d’aujourd’hui, les chercheurs et les acteurs de terrain intéressés par nos travaux sont en mesure de dialoguer, ce qui ouvre des espaces de réflexion pour l’avenir et peut générer des co-productions intéressantes ».