Depuis 1988, les bénévoles de Croix-Rouge Écoute proposent un espace de parole anonyme et gratuit au numéro vert 0 800 858 858. En mars et avril 2020, lors du premier confinement lié à la crise du Covid-19, l’activité du dispositif a été multipliée par dix. Depuis, le nombre d’appels reçus quotidiennement est trois fois plus important qu’avant la pandémie. Crédit photo : Christophe Hargoues

Lou Benmenni-Leprince est psychologue clinicienne et travaille au sein du pôle dédié au développement du soutien psychologique. Elle est spécialisée en psychopathologie clinique. Après un parcours libéral, elle est arrivée à la Croix-Rouge française en 2018. Comme tous ses collègues au sein du pôle, elle participe à l’encadrement du dispositif Croix-Rouge Écoute. Après une année d’activité particulièrement intense, nous l’avons interviewée.

Propos recueillis par Benjamin Lagrange

Comment définissez-vous Croix-Rouge Écoute ?

Croix-Rouge Écoute (CRE) est un service de soutien psychologique par téléphone animé par des bénévoles. C’est le premier et le seul numéro vert de ce type en France. Le coût de la communication est pris en charge par la Croix-Rouge, ce qui permet aux personnes n’ayant pas de forfait téléphonique de nous contacter sans frais. Ainsi, tout le monde peut utiliser ce dispositif où l’anonymat est garanti et où tout ce qui est dit reste totalement confidentiel. Une des particularités de CRE est que les écoutants ne sont pas des professionnels et qu’il n’y a pas de vocation thérapeutique sous-jacente. Les bénévoles sont formés par CRE et chaque formation est taillée « sur-mesure ». En effet, il n’y a pas de recette universelle pour devenir un bon écoutant. On compte en général environ 300 heures d’« apprentissage » par bénévole. Nous nous appuyons sur les savoir-faire et les savoir-être des écoutants en devenir.

Quel est votre rôle au sein de CRE ?

Je participe entre autres au recrutement des bénévoles, moment crucial pendant lequel on s’assure que le profil de la personne correspond à la mission et que l’activité va lui convenir. En effet, ce n’est pas une action dans laquelle tout le monde peut s’épanouir. Le téléphone a quelque chose de très particulier. On peut savoir écouter en face-à-face, mais ce dispositif fait intervenir d’autres ressorts. L’encadrement des bénévoles que nous proposons comprend des réunions de débriefing, pour que les écoutants puissent parler des appels qu’ils ont reçus et apprendre tout au long de leur parcours.

Cette activité peut s’avérer très éprouvante, notre rôle est par conséquent de les aider à placer le curseur et de les encourager à faire des pauses, quand c’est nécessaire. En effet, certains appels sont lourds à absorber au niveau émotionnel. C’est lié à une autre particularité de CRE : d’un appel à l’autre les écoutants ne savent pas ce qui les attend. Ils peuvent être confrontés à toutes sortes de détresse, avec des formes d’expression très variées. C’est parfois « le grand écart psychique ».

Quelle incidence a la crise du Covid-19 sur l’activité du dispositif ?

L’impact est considérable. Durant la période où l’on a eu le plus d’appels, au moment du pic de mars et d’avril 2020, l’activité a été multipliée par dix ! On recevait environ 1 000 appels par jour. Depuis, l’activité s’est maintenue à un rythme qui correspond à trois fois le nombre d’appels d’avant la crise, c’est-à-dire autour de 300 à 350 appels par jour en moyenne. Pour être en mesure d’assurer le service et d’avoir un taux de réponse acceptable, nous avons dû recruter six fois plus d’écoutants. Nous sommes passés d’une quarantaine de bénévoles à 250, allant jusqu’à un effectif de 400 au printemps 2020.

Avez-vous été confrontés à des situations particulières liées à cette crise ?

Nous constatons beaucoup plus d’angoisse qu’habituellement. Les personnes nous appellent dans des moments de grand stress et nous sollicitent souvent plusieurs fois de suite. Nous avons en effet observé une récurrence des demandes, c’est presque devenu un réflexe pour elles de faire appel à CRE. Pendant la première vague, les motivations des appelants étaient essentiellement liées au confinement. Aujourd’hui, l’angoisse est plus diffuse, elle ne porte pas nécessairement sur le contexte sanitaire, mais s’est déplacée sur des questions qui touchent au quotidien, à tel point que de nombreuses personnes expriment le fait qu’elles ne peuvent plus faire les choses simples qu’elles faisaient auparavant, comme, par exemple, faire un choix concernant leurs activités « ordinaires » ou organiser leurs weekends. Elles se posent aussi des questions liées à leur quotidien professionnel. Tout devient source d’angoisse.

Nous sommes également confrontés à de la colère. CRE peut s’avérer être une forme de sas de décompression : les personnes en souffrance déchargent sur les écoutants les frustrations et les sentiments négatifs qu’elles pourraient potentiellement adresser à leurs proches. Nous avons aussi entendu des propos suicidaires ou d’autres expressions de symptômes inquiétants, comme des incohérences manifestes et de grandes détresses accompagnées de pleurs. Nous avons d’ailleurs noué un partenariat avec les cellules d’urgence médico-psychologique, de telle sorte que si la personne en fait la demande, nous pouvons l’orienter vers l’un de ces tiers.

Quels types de personnes sollicitent CRE en temps de « crise Covid » ?

Depuis le printemps 2020, les profils des appelants se sont beaucoup diversifiés. On y trouve un grand nombre de personnes de moins de 25 ans (étudiants ou jeunes actifs), des personnes plus âgées en activité professionnelle, d’autres qui sont au chômage, des retraités… C’est un réel éventail de la société française. Leur point commun est plutôt lié à la temporalité qu’à leur profil. Ils éprouvent souvent une grande solitude et n’ont personne d’autre que CRE à qui parler au moment de leur appel. Toutes les catégories socio-économiques sont représentées. D’ailleurs, l’anonymat du dispositif y participe grandement. Les personnes peuvent ainsi nous parler de sujets qu’elles n’oseraient pas aborder dans un autre cadre, justement en se défaisant de leur « étiquette sociale ». D’autre part, CRE peut aussi être un moyen de faire le lien avec nos structures d’accompagnement locales, ce qui nous permet d’orienter les personnes isolées qui le souhaitent vers les dispositifs ad hoc de leur territoire.

La crise du Covid-19 est aussi un moment où certains se livrent à une plus grande introspection, se questionnent sur leur identité, leurs aspirations, expriment leurs doutes, etc. Ils font parfois appel à nous pour en parler librement et sans entrave. Cela peut comprendre, entre autres, des questions liées à la sexualité ou à des conduites addictives.

Quels sont vos conseils pour prendre soin de soi et des autres pendant cette période trouble ?

Le premier pas est de repérer ses propres signaux d’alerte, de bien s’auto-observer, afin d’être en capacité de percevoir quand on est à bout. Cela peut se manifester par le fait de remettre systématiquement des tâches du quotidien au lendemain ou de faire des petits oublis, etc. Il faut être vigilant face à tous les signes qui peuvent indiquer le début d’un processus où l’on est de plus en plus éprouvé par ce que l’on vit au jour le jour.

Par ailleurs, il est important de développer des « activités ressource », à ne pas confondre avec celles qui nous anesthésient, c’est-à-dire celles qui procurent du plaisir mais nous coupent de la réalité. Une « activité ressource » se caractérise par le bienfait ressenti a posteriori et le fait d’entrer dans une spirale positive, nourrissante et constructive pour soi-même. Elles peuvent durer cinq minutes, une heure, ou s’étaler sur un mois. Chacun a les siennes et c’est important de bien se connaître pour savoir les identifier et les lister. Elles permettent de se renforcer pour pouvoir mieux affronter les temps incertains que nous traversons.

Il faut aussi être indulgent avec soi-même et les autres, éviter les injonctions préconstruites, comme « Tu dois faire du sport tous les jours pour être heureux », ou de se positionner comme un coach et, surtout, de ne pas prendre de posture culpabilisante vis-à-vis des autres ou de soi-même, telles que « Tu n’aurais pas dû te coucher aussi tard ! », etc. D’ailleurs, mieux on s’occupe de soi-même, mieux on sera en capacité d’aider l’autre.

Les bénévoles de Croix-Rouge Écoute sont disponibles en semaine de 9h00 à 19h00 et le week-end de 12h00 à 18h00, au numéro vert 0 800 858 858.

Les appels sont totalement anonymes, confidentiels et gratuits.