Il y a des innovations qui semblent d’une logique implacable. Dans le 5e arrondissement de Lyon, au centre médico-chirurgical des Massues, les patients sont acteurs de leurs propres soins et œuvrent main dans la main avec le personnel de l’établissement pour leur santé. Les enfants suivis ici ne dérogent pas à la règle : ils sont écoutés, pris en compte, légitimes. 

Ils s’appellent Raphaël, Mathilda, Théo et Sima. Ils sont enfants, ados ou à peine majeurs. Tous sont en situation de handicap. Et tous se trouvent au carrefour de plusieurs vulnérabilités qui se croisent et surtout se cumulent. D’abord parce que ce sont des enfants - et que la large utilisation et banalisation des violences éducatives ordinaires illustre sans fard cette vulnérabilité face aux adultes. D’autre part, parce qu’ils vivent au sein d’une société pensée quasi-exclusivement pour les personnes valides. Puis, parce qu’ils sont patients ; patients dans un univers médical où les relations avec les soignants sont encore parfois très verticales. Ces trois caractéristiques - être enfant, être en situation de handicap, être patient - devraient pourtant agir comme une triple protection. 

Quelle est la réalité de ces enfants au suivi médical intense ? Les écoute-t-on tout au long de leur parcours de soin ? Rencontres au centre médico-chirurgical des Massues, là où les patients sont les alliés des soignants.  

Toutes et tous légitimes 

Le soignant “sait”, c’est l’essence même de son métier : diagnostiquer, résoudre, guérir, apaiser, améliorer. “En tant qu’infirmière, on ne nous apprend pas que l’aidant est une source de savoir et que le patient a plein de choses à nous apprendre, explique Marilyne Peyroche, responsable du partenariat-patient et référente handicap au centre des Massues. On nous apprend que nous devons avoir réponse à toutes les questions que l’on nous pose. C’est toute une remise en question de la posture : si je dis que je ne sais pas et que je vais chercher la réponse chez l’autre, est-ce que je suis toujours aussi compétent ?

Le changement de paradigme est vertigineux. Le soignant n’est plus le seul à détenir le savoir ; le patient “sait” aussi. N’a-t-il pas une expertise fine de ses propres maux, une expérience légitime à partager ? Son aidant, son parent, ne possède-t-il pas une connaissance utile, quasi-chirurgicale, de la maladie chronique de son ado, des douleurs et des réactions de son tout-petit ? 

Intégrer le vécu des enfants malades, handicapés, au sein de leur parcours de soin, créer avec eux et pour eux un espace d’écoute et de parole apparaît à bien des égards comme une innovation. Si cette dynamique était déjà bien ancrée dans les pratiques de l’établissement, portée par les équipes médicales, la création d’un poste dédié au partenariat-patient, avec à sa tête Marilyne Peyroche, infirmière de formation et elle-même suivie aux Massues pour ses soins, formalise - et professionnalise - cette volonté. Côté pile, Marilyne a la vision des soignants, la connaissance du métier, de ses attentes et des problèmes systémiques pesant sur l’hôpital et ses praticiens. Côté face, elle est prise en charge depuis sa naissance pour une paralysie cérébrale. Ce double vécu est devenu son métier : celui d’être un pont entre les professionnels, les patients et les aidants. “Il y a des enjeux qui sont parfois différents entre les soignants et les patients : les objectifs médicaux pour l’enfant d’un côté et les objectifs de vie, environnementaux, de l’autre”, analyse-t-elle. Sa mission, en tant que responsable du projet, est de faire en sorte que tout le monde puisse s’exprimer et être entendu. “Ces parcours, sont douloureux et difficiles, et s’ils sont juste douloureux et difficiles, c’est insupportable. Mais si on peut rendre ces expériences utiles, faire bouger les choses, alors on arrive à mieux les accepter”, défend-t-elle. Pour permettre aux plus jeunes de s’exprimer, un comité dédié aux enfants a été créé en octobre 2024, avec notamment Raphaël, 13 ans, et Mathilda, 11 ans. 

Écouter les enfants, faire confiance aux aidants 

Prendre la parole, se voir représenté à l’hôpital et en dehors de ses murs sont des occasions de lutter contre l’ignorance et les discriminations. “Notre handicap, ça peut nous mettre à l’écart de la société, parce qu’on n’est pas comme tout le monde, sauf qu’on est uniques à notre façon et on fait partie de la société. C’est aussi grâce à nous que les choses avancent et il faut nous comprendre et nous inclure”, développe Raphaël. 

Sa mère, Caroline, explique de son côté avoir senti aux Massues un intérêt particulier à les prendre en compte, son fils et elle. “Il y a eu un espace de dialogue qu’il n’y a pas du tout ailleurs, avec des personnes capables d’entendre ce qui est bien et surtout ce qui ne l’est pas, sans qu'on se demande quelles seront les conséquences de ce qu’on peut confier (... ) Moi, mon fils, je le connais par cœur. Quand il va réagir à un appareillage, à un médicament, je sais ce qui va, je sais ce qui ne va pas. Donc comment on intègre mon expérience, ma connaissance dans son parcours de soin ? ”, interroge-t-elle. “Les aidants réfléchissent toute la journée à comment mieux vivre avec les gens qu’ils aiment”, abonde Marilyne, qui a proposé à Caroline de participer au partenariat-patient en tant qu’aidante, en intervenant notamment au sein du comité éthique de l’hôpital. Une rencontre essentielle pour les professionnels afin de mieux comprendre les familles dont la vie est rythmée par les rendez-vous médicaux, les hospitalisations, mais pas que. “On a tellement de difficultés au quotidien que quand on arrive en soin avec son enfant, on pense - peut-être naïvement - que l'hôpital est un endroit où l’on connaît nos difficultés, notre vie, parce que les soignants sont tous les jours au contact de gens comme nous. Et en fait, non. Ils maîtrisent leurs dispositifs, leurs projets médicaux, mais je me suis rendue compte en comité éthique que les soignants ne connaissaient pas forcément notre quotidien”. Prendre la parole ainsi, au beau milieu d’un parterre de professionnels de santé, est rare. “Après sa participation, Caroline nous a remercié de nombreuses fois, souligne Marilyne. Et confie rêver du moment “où il n’y aura plus de ‘merci’ et où ce sera totalement logique de penser le soin avec ceux qui sont concernés”.  

Assurément, le partenariat-patient repose sur une confiance mutuelle. Sans confiance dans le corps médical, pas de partenariat possible. Sans confiance dans la parole des aidants, des patients, pas de partenariat possible non plus. “Ici, on est en milieu médical, donc pour beaucoup de parents c’est la connaissance qu’ils n’ont pas. Mais nous, on a une autre connaissance. Et si on ne se sent pas libre de parler, de dire nos difficultés, comment on fait ?” Caroline se remémore les impasses vécues : “Quand mon fils dit qu’un appareillage est douloureux, qu’on n’en dort pas la nuit, que je décide d’enlever l’appareillage et que la première chose qu’on me dit au réveil c’est ‘c’est pas bien, Madame’, oui, d’accord, c’est pas bien. Et après ? L’enjeu, c’est qu’on dorme : les soins sont intenses, nos enfants ont des journées de ministres, surtout quand ils sont en milieu ordinaire (pas en institution, ndlr). Les gens ne se rendent pas compte de l’effort que ça suppose. Le milieu n’est pas du tout pensé pour eux, c’est eux qui s'adaptent en permanence plutôt que l’inverse”, témoigne-t-elle.

Penser le parcours de soin avec les aidants et les patients est un outil puissant de prévention. Écouter l’enfant pour l’aider à mieux vivre avec son handicap, mieux supporter les traitements sur la durée et cultiver ainsi la confiance en l’institution médicale, agit comme une protection contre les ruptures de soins à l’âge adulte. Et même avant.

“J’ai un enjeu sur toute sa vie”

Mon fils a énormément de soins et le but, c’est qu’il les accepte tout le temps, explique Caroline. Il y a beaucoup d’ados - c’est déjà un âge compliqué - qui rejettent totalement les prises en charge parce qu’ils en ont marre, parce que c’est comme ça depuis leur naissance et qu’ils sont en burn-out total. Les soignants ont des enjeux médicaux, par exemple sur 6 mois, moi j’ai un enjeu sur toute sa vie.”  

Marilyne a vécu personnellement cette rupture de soin, ce burn-out médical. “Devoir aller chez le kiné trois fois par semaine toute sa vie, porter des semelles, aller à l'hôpital pendant que les copines se voient les unes chez les autres, c’est dur. Ça peut devenir un rejet, assure-t-elle. Oui, il y a les enjeux médicaux immédiats, mais il y a aussi ceux sur le long terme, à savoir : comment je reste engagée dans mes soins, pas seulement aujourd’hui, mais pour toujours.” En se sentant inclus, soutenus, écoutés, les patients se responsabilisent davantage dans leur suivi thérapeutique. “Un enfant traumatisé par son parcours de soin, c’est un adulte qui pourra rompre avec son suivi s’il en a la possibilité”, confirme Marilyne.

Au-delà du rapport aux soignants, la rencontre avec d’autres personnes ayant le même vécu de la maladie, du handicap, des hôpitaux et des plannings à rallonge compte énormément. C’est ça, la pair-aidance. Théo, 14 ans, ressent profondément ce besoin d’échanger. “Avec Raphaël, j’ai évoqué les problèmes d'accessibilité des lieux publics qui sont très embêtants, comme l’accès au stade de football. Avec mon fauteuil, je passe tout juste.” En errance de diagnostic, le besoin d’identification est fort pour l’adolescent : “J’ai demandé s’il y avait d’autres personnes avec mon tableau clinique, car ils ne savent pas mettre de nom sur mon handicap pour l’instant. J’ai envie de parler des spasmes que j’ai, de partager les difficultés de mon quotidien.

Ce besoin de dialogue entre personnes concernées, Sima, tout juste 18 ans, le ressent également. “Parfois, on est un peu perdu, on a besoin de parler, de prendre des décisions... La psychologue ne comprendra pas forcément tout parce qu’elle n’a pas cette expérience, contrairement à Marilyne, qui nous comprend plus facilement”, livre-t-elle. La responsable du partenariat-patient souligne quant à elle l’importance de la prise en compte de la souffrance psychique et voit la rencontre avec d’autres patients comme un soutien différent - et complémentaire - de ce que propose un psychologue. C’est une source d’espoir, un exutoire. Et pointe l’absence de répercussion de ces discussions informelles : “Si je suis stressée, je peux simplement le dire”, illustre Marilyne.

De son côté, Raphaël mesure sa chance de côtoyer des ados au vécu similaire : “Je sais que les personnes en situation de handicap ne peuvent pas forcément intégrer un centre de rééducation et n’ont pas l’opportunité de rencontrer d’autres personnes comme elles. Moi, j’ai cette chance”. 

Éduquer la société toute entière  

En dehors de l’hôpital, c’est la société toute entière qu’il faudrait repenser, comme l’explique Mathilda. Avec ses mots elle raconte l’épuisement de ce milieu dit “ordinaire”, qui, pour les enfants en situation de handicap a tout d’un terrain hostile. “Le mercredi, j’avais tous ces rendez-vous, ma maman devait m’emmener chez l’orthophoniste, chez l’ergothérapeute, chez la kiné… C’était la course-poursuite. Mais, depuis quelque temps, ils viennent directement à mon école, plus besoin de faire le moindre trajet”. L’élève de CM2 propose alors d’imaginer une société inversée, où tout serait fait pour les personnes en situation de handicap : “les esprits seraient ouverts à la différence et il y aurait des taxis à chaque coin de rue. Ce serait génial”.  

C’est parfois compliqué, admet Raphaël. Je ne m'en rends pas forcément compte parce que je suis encore un peu jeune, mais c’est vrai qu’on peut nous lancer des piques, nous faire des remarques désobligeantes. ‘Pourquoi t’as un truc avec un moteur rouge ? Pourquoi toi t’as un ordinateur pour écrire ? C’est de la triche !’. Moi, je mange assez lentement, alors quand ma classe passe en dernier à la cantine, je passe avant pour avoir le temps de manger et ne pas louper mes cours… On me dit ‘pourquoi tu passes en premier ? Pourquoi pas moi ?’ On est constamment jugé par l’autre et par la société en général”. 

Avoir un avantage du fait de son handicap, ce n’est pas la même chose que d’avoir des privilèges”, tranche sa mère, Caroline. Raphaël en a conscience, son quotidien lui demande beaucoup de tolérance. Tolérance face à l’inadaptation des institutions. Tolérance face à l’ignorance des autres enfants et bien sûr celle des adultes. Tolérance face à la douleur, à la prise en charge intensive. “On doit être tolérant tout le temps, on doit être armé et préparé à ce qu’il va se passer dans notre rééducation. C’est toujours à nous de nous adapter, de faire l’effort. On doit constamment être courageux et aller au bout de nos forces”, livre le collégien. 

Ce constat, Marilyne l’a observé dans les groupes de parole qu’elle organise. “Il a été dit que les patients et les aidants en avaient marre d’être perçus comme courageux. Parfois, on a juste envie d’être vulnérable, faible, de pouvoir pleurer, de pouvoir dire stop. Et dans le regard de la société, c’est soit on est vulnérable, soit on est un super-héros. Non, on est comme tout le monde, on n'a juste pas le choix”. 

Les groupes de parole, les comités, les rencontres des aidants et enfants jonglant entre l'hôpital et l’école, ont des vertus réparatrices précieuses. Ils sont tant d'occasions de se soutenir, de se serrer dans les bras, de pleurer, d’être en colère, de rire aux éclats. Et de comprendre, s’il le fallait, que ces récits ne sont pas ceux de trajectoires individuelles mais des histoires résolument collectives. 

Photos Christophe Hargoues

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