Dans le cadre de la stratégie de transformation de notre association, une journaliste de L’Obs a souhaité rencontrer Jean-Christophe Combe, directeur général, et l’a accompagné tout récemment lors d’un déplacement dans l’Ain.

Vous retrouverez ci-dessous l’article paru le 22 juin dernier.

Vendredi 22 et samedi 23 juin, la Croix-Rouge organise à La Courneuve le festival Tous engagés : deux jours de débats, conférences, rencontres et concert pour réfléchir à l'avenir de l'action humanitaire et médico-sociale. L'institution elle-même se remet en question et réinvente son modèle pour s'adapter aux contraintes financières et aux nouvelles formes de dons.

Le camion dentaire est à l'arrêt, garé à côté de l'entrepôt de la Croix-Rouge à Saint-Nizier, dans l'Ain. Son siège incliné attend les futurs patients. Mais pour l'instant, les pâquerettes s'épanouissent autour du véhicule. Jacques Aubry, président départemental de la célèbre association humanitaire, s'impatiente. Avec Maurice Laude, médecin à la retraite et bénévole lui aussi, ils ont déjà trouvé une dentiste prête à faire des vacations à mi-temps. Ils ont choisi le matériel ambulant – de la fraise à l'appareil de radiologie – que leur a recommandé un expert d'Annecy.

Ne reste qu'à trouver le financement, environ 50.000 euros. Les deux retraités imaginent déjà le camion dispenser les premiers soins, aider les patients dans leurs démarches administratives et les orienter vers le bon établissement si un traitement plus important est nécessaire. Il pourrait atteindre les villages les plus reculés de l'Ain, mais aussi stationner devant l'ancien hôtel Formule 1 de Bourg-en-Bresse, repris par l'association d'aide aux demandeurs d'asile Adoma, ou devant ce squat où s'entassent les réfugiés déboutés...

Camion de l'unité locale du bassin burgien, destiné à devenir un cabinet dentaire mobile.

(Bruno Amsellem/Divergence pour "l'Obs")

Face à l'arrivée de migrants et au vieillissement de la population dans les communes rurales, la Croix-Rouge se glisse là où les services publics classiques n'arrivent pas, sous l'œil bienveillant de l'administration. Mais comme l'Etat et les autres ONG, elle court après les financements et doit sans cesse se réinventer.

18.000 salariés, 60.000 bénévoles

Venu passer la journée dans l'Ain, Jean-Christophe Combe, 37 ans, directeur général de la Croix-Rouge française (CRF) depuis un an, se fait plaisir : "Ces déplacements sur le terrain sont les meilleurs moments de mon job."

A Paris, c'est chiffres et management toute la journée. Car l'ONG est une très grosse boutique : au total, elle emploie 18.000 salariés, autant que Decathlon ou Leroy Merlin en France. Ils sont impliqués dans la gestion de ses missions humanitaires ou de protection civile, dans l'appui aux 60.000 bénévoles, mais aussi dans les 573 établissements sanitaires ou médico-sociaux (Ehpad, Instituts médico-éducatifs, Centres médico-psychologiques...) et les 101 établissements de formation que gère la Croix-Rouge.

Jean-Christophe Combe, directeur général de la Croix-Rouge française.

(Bruno Amsellem/Divergence pour "l'Obs")

Son chiffre d'activité s'élève à 1,3 milliard d'euros. L'essentiel de ses ressources vient de l'assurance-maladie, des Agences régionales de santé ou de collectivités locales, mais une grande partie de son action sociale repose sur les dons et legs (81 millions d'euros) et l'engagement bénévole (estimé à 359 millions d'euros).

Sortie de crise

Soumis à une double contrainte, la raréfaction de l'argent public et l'exigence de bénévoles et de donateurs, Jean-Christophe Combe serre les cordons de la bourse et doit trouver de nouvelles sources de financement. Arrivé en 2011, après quelques années au Sénat auprès du groupe centriste, puis à la mairie de Châlons-en-Champagne, sa ville d'origine, il a d'abord affronté une vraie crise : 11 millions d'euros d'amende et de redressement infligés à l'ONG pour ne pas avoir respecté la rémunération des heures supplémentaires des salariés du siège, une dette explosive et un déficit chronique.

Jacques Aubry, président de la Croix-Rouge de l'Ain.

(Bruno Amsellem/Divergence pour "l'Obs")

Guy Nerey, vice-président et responsable de l'entrepôt logistique de l'unité locale de la Croix-Rouge du bassin burgien.

(Bruno Amsellem/Divergence pour "l'Obs")

Sa prédécesseure a frisé le burn-out. Calme – au moins en apparence –, il a assuré l'intérim, repris le flambeau avec le nouveau président, le professeur Jean-Jacques Eledjam, cédé à l'Etat l'hôpital de Kourou en Guyane (en perte de 7 millions d'euros par an), lâché l'activité d'aide à domicile (déficitaire de 6 millions) et réduit les effectifs de 180 personnes. Il prépare maintenant le déménagement temporaire du siège historique du 14e arrondissement de Paris vers un "campus" à Montrouge ; de l'autre côté du périphérique.

L'immeuble parisien – sur le site de l'ancien hôpital Broussais rue Didot – va être "valorisé" : 100 à 150 logements seront construits et vendus pour financer la reconstruction d'un siège neuf. Il veut profiter de la parenthèse montrougienne pour créer un incubateur spécialisé dans l'innovation sociale : il accueillera des start-up de l'économie sociale et solidaire (ESS), de nouveaux modèles économiques pour développer des actions humanitaires, mais aussi des projets qui ont démarré au sein d'entreprises privées et qui peuvent se développer plus vite sous le parapluie de la Croix-Rouge.

La générosité des "gamers "

Car la vieille dame doit se réinventer. Finie, la grande époque où un spot télé ou une campagne de courriers faisait tomber les dons dans l'escarcelle de la Croix-Rouge. Aujourd'hui, sur certaines opérations de levée de fonds, il faut dépenser 55 euros en marketing (achat de fichiers, mailing) pour en recueillir 100. Et le taux ne cesse de monter. A côté de la traditionnelle quête (4,5 millions d'euros de rentrées), Jean-Christophe Combe s'est donc mis au marketing numérique et au financement participatif de projets (crowdfunding).

Distribution alimentaire par l'unité locale de la Croix-Rouge du bassin burgien.

(Bruno Amsellem/Divergence pour "l'Obs")

(Bruno Amsellem/Divergence pour "l'Obs")

Des opérations plus originales sont aussi lancées. En septembre 2017, après le cyclone Irma qui a dévasté les Antilles, le président Jean-Jacques Eledjam a quitté sa blouse de mandarin pour s'installer avec Adrien Nougaret, alias ZeratoR, une star du gaming, dans un local près de Montpellier. Une douzaine de gamers s'y sont regroupés pour un marathon de jeux vidéo en ligne largement suivi par leurs fans. En 48 heures, ils ont collecté 487.589,56 euros (dont plus de 300.000 euros de dons via PayPal). Jean-Christophe Combe note : "Ces jeunes, que l'on pourrait croire repliés sur eux-mêmes sont généreux et en grande quête de sens."

Pas question de les décevoir.

La Croix-Rouge doit sans cesse rassurer ses donateurs sur sa bonne gestion. Dans le dernier classement du magazine "Capital", elle arrive au quatrième rang des associations françaises les mieux gérées, avec 93% des dons consacrés aux "missions".

Le don ISF divisé par quatre

La Croix-Rouge se tourne aussi de plus en plus vers les entreprises. Mais là non plus, elle ne reçoit plus de chèques en blanc. Jean-Christophe Combe détaille : "Il faut leur proposer des projets plus ciblés, dans lesquels elles peuvent embarquer leurs salariés et il faut prévoir dès le départ la mesure de l'impact social."

Exemple : Michelin et PSA Peugeot Citroën financent l'opération "Croix-Rouge sur roues", dans laquelle des camions remplacent les permanences. Pour les soins médicaux, la distribution de kits d'hygiène ou de l'aide alimentaire, les bénévoles vont ainsi au plus près des personnes à aider, souvent peu mobiles.

Antenne de santé sociale et itinérante de l'unité locale de la Croix-Rouge du bassin burgien.

(Bruno Amsellem/Divergence pour "l'Obs")

A Ceyzeriat, près de Bourg-en-Bresse, le camion s'arrête juste devant le local de la mairie, permettant aux bénéficiaires de retirer discrètement leur panier de victuailles. Ces mécènes privés sont indispensables à mesure que les fonds publics se raréfient, que les emplois aidés disparaissent (729 mi-2017 à la Croix-Rouge, 343 fin avril) ou que les niches fiscales sont rabotées. Jean-Christophe Combe explique : "Le don ISF était avant tout motivé par un raisonnement fiscal. Nous tablons donc sur une collecte divisée au minimum par quatre, sous les 170.000 euros après la réforme de cet impôt."

Un gros manque à gagner pour les chantiers d'insertion ou le soutien aux étudiants en difficulté qu'il finançait.

Revaloriser les services à la personne

Mais ce qui inquiète le plus Jean-Christophe Combe, ce sont les établissements médico-sociaux ou sanitaires (Ehpad, Instituts médico éducatifs, hôpitaux et hébergement d'urgence...) que gère la Croix-Rouge, alors que l'Etat et la Sécurité sociale serrent les cordons de la bourse. Le directeur, confronté à un mouvement de grève en mai et à des syndicats excédés, se désole : "Tous les ans, la hausse du smic rattrape les deux catégories minimum de salaires qu'il faut revaloriser. Les autres salaires ne peuvent être augmentés que si nous faisons des gains de productivité. Or ils sont gelés depuis dix ans. Que répondre à une orthophoniste qui a vingt ans d'expérience et gagne 1.500 euros par mois ?"

Cette année, la Croix-Rouge a donné priorité aux masseurs-kinésithérapeutes dans les augmentations. Pour changer les règles du jeu dans tout le secteur, la Croix-Rouge, Nexem, la Fehap et Unicancer, trois fédérations professionnelles du secteur médico-social à but non lucratif, veulent s'unir en une branche professionnelle unique, couvrant 700.000 salariés, pour peser plus lourd face à l'Etat et revaloriser les métiers de service à la personne.

Tous au festival

Des sujets arides, qui ne font pas oublier au directeur le ciment de la Croix-Rouge : l'enthousiasme et la générosité de ses bénévoles, notamment ses 9.000 secouristes. Il veut les entraîner dans sa réflexion sur l'innovation sociale et l'engagement demain. Ils se réuniront les 22 et 23 juin à La Courneuve pour le premier festival Tous engagés. Sur le site de la fête de l'Huma. Jean-Christophe Combe n'hésitera pas à s'y mettre en scène y compris en situation inconfortable : il a accepté de se soumettre à un "tribunal populaire" qui devra trancher la question "Faut-il supprimer les associations ?" La Croix-Rouge est prête à défendre son modèle face à Jean-Marc Borello, président du Groupe SOS, proche d'Emmanuel Macron, qui jure que les entreprises sociales sont plus efficaces que les vieux acteurs associatifs. Un vrai débat.

Sophie Fay

Article paru le 22/09 sur le site de l'Obs, édition abonnés

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