Œuvrer au rétablissement des liens familiaux de ceux que les routes de l’exil ont séparés, c’est enquêter sans relâche, en étant prêt à annoncer un décès tout autant que permettre des retrouvailles. Mais c’est aussi, et souvent, accompagner la souffrance née de l’absence de réponse. Comme celle de Mariame, qui n’a plus de nouvelles de son fils, Abass, depuis maintenant six ans.

Il est des silences assourdissants, s’étirant à n’en plus finir, qui mettent le cœur en miettes. Tels ceux nés de l’incertitude quant au sort d’un proche aimé. Ces disparitions abruptes lors d’un périple migratoire qui alimentent, lorsqu’elles restent irrésolues, les doutes les plus fous et la douleur sans fin.

Ce silence, Mariame Traoré l’affronte depuis six ans, quasi jour pour jour. Depuis cet après-midi de décembre 2017 où la route de l’exil a comme englouti son fils, Abass…

Lovée dans son petit appartement, surplombant une chic mais froide avenue du XVe arrondissement parisien, cette maman de 50 ans tout juste, salariée en crèche municipale, en parle sans fard mais avec une infinie pudeur. Accoudée à la table du petit déjeuner, sa cadette Feryel, 13 ans, a vissé un casque sur ses oreilles. Mais ses yeux doux restent aux aguets, veilleurs vigilants – les années ne lui ont que trop appris à percer chaque vacillement du visage de sa mère.

Intarissable, Mariame raconte son fils dont elle ne peut parler, aujourd’hui encore, qu’au présent. Quelques temps avant ce fatal mois de décembre 2017, Abass, alors âgé de 27 ans, s’était laissé séduire, « lors d’une causerie chez une cousine d’Abidjan, par les belles paroles d’une femme qui lui avait dit connaître quelqu’un au Maroc pouvant lui faire un visa pour rentrer en Espagne ». Le fils avait appelé sa mère pour lui en glisser un mot, mais Mariame avait dit non, pensant l’avoir convaincu d’oublier « ce projet insensé ».

Arrivée en France légalement dix ans plus tôt, après avoir travaillé cinq ans durant comme gouvernante à l’ambassade de Côte-d’Ivoire à Alger, elle savait les risques d’une traversée de la Méditerranée sur un fragile zodiac. Certes, son fils, las de la débrouille et des petits boulots, rêvait de la rejoindre. Mais, lui avait-elle soufflé, « sois patient - je suis en train de faire des démarches pour que tu viennes. Ça prendra peut-être un ou deux ans, mais au moins tu viendras dans la légalité ».

Abass a dit « ok maman, j’ai compris »… avant de céder aux sirènes des passeurs, muni de l’argent que sa mère venait d’envoyer pour acheter un petit terrain - 2 millions de francs CFA, soit environ 3000 euros. Et lorsqu’à l’automne, il a appelé depuis le Maroc, Mariame a frémi. « Tu fous quoi au Maroc ? » lui a-t-elle lancé, comme pour mieux faire taire l’angoisse qui l’assaillait. « Impuissante, à des milliers de kilomètres, j’ai essayé de prendre sur moi. Les jours qui ont suivi, on a pu s’appeler, même si je n’ai jamais pu savoir où il était exactement. Je m’inquiétais du froid, de la faim… Jusqu’à ce 12 décembre, jour de notre dernière conversation, par messages interposés. » Quatre petites lignes envoyées par Abass pour prévenir sa mère qu’il partait deux jours plus tard, suivies d’un échange de détails pratiques entre mère et fils se donnant rendez-vous à la gare à Paris quelques jours après. « A très bientôt maman. Bisous »

Pistes et fausses pistes

Puis le silence, abyssal. Le 15 décembre, pas de nouvelles, le 16 idem. Le 17, Mariame a tenté d’appeler son fils – « ça sonnait mais ça ne décrochait pas ». Elle a réussi à joindre, à Abidjan, celle qui avait fait partir Abass – son « ne vous inquiétez pas, ils sont en Espagne », ne l’a pas convaincue. Alors en fin de journée, elle a envoyé « un dernier message Whatsapp à son fils. "Abass, donne-moi de tes nouvelles. Je commence à m’inquiéter. Je t’embrasse, maman" ». Et elle s’est écroulée. Brisée.

Tapie dans son salon, Mariame a fait une dépression, incapable d’autre chose que de rester à côté de son téléphone. Dix jours durant elle a appelé, et appelé encore. Et dix jours durant elle n’a pas mangé. « Ce sont mes voisines qui se sont relayées pour ramener de quoi nourrir Feryel. La pauvre… elle n’avait que 7 ans ». « D’autres encore sont venues, et notamment Nadia, l’une de mes amies les plus proches – l’ancienne Atsem de Feryel en maternelle. Elle s’asseyait à côté de moi, et me disait "je sais que c’est difficile, je ne peux pas me mettre à ta place, je n’ai pas d’enfants… Je ne peux pas ressentir ce que tu ressens… Mais dis-toi que, même si on n’a pas de nouvelles d’Abass, il y a Feryel qui vit. Elle est là. Il ne faut pas l’oublier." Et c’est ce "lui on ne sait pas où il est, mais la petite, elle, elle vit" qui m’a permis de remonter. Et qui, aujourd’hui encore, me fait tenir debout. »

Mariame s’est relevée, et, plus de deux ans durant, s’est démenée pour tenter de « savoir ». Pour cela, elle a très vite pris contact avec la Croix-Rouge, sur les conseils d’une autre de ses amies, Mimi. « Vas-y, il paraît qu’ils ont un bureau spécialisé, m’a-t-elle soufflé. Alors j’ai foncé. Dans ces moments-là, on est prêt à frapper à toutes les portes. » Mariame se souvient de la porte du siège de l’association qu’elle a poussée un jour d’avril 2018 ; de son premier rendez-vous, peu après, avec « une dame de la cellule spécialisée » - le service de Rétablissement des liens familiaux (RLF) ; de l’écoute empreinte de douceur de son récit des événements ; des photos qu’elle a laissées aux officiers de recherches, la sienne et celles d’Abass, notamment « celle où l’on voit clairement les tatouages qui courent sur ses deux bras ». Des recherches qui ont alors débuté, « en Espagne, et au Maroc aussi je crois. Partout où ils le pouvaient, en fonction notamment des bribes d’infos que je pouvais avoir, et toujours en me tenant au courant ».

Le détail de ces recherches est consigné dans un classeur que Mariame conserve précieusement, mais qu’elle préfère ne plus ouvrir. Sans doute car elles n’ont rien donné. Mais elle insiste, « cela aide, oui. Sacrément. De savoir que vous n’êtes pas seule à chercher. Qu’une association dotée de bien plus de moyens que vous se démène. » Le détail de ces recherches, c’est Jean-Daniel Féraud, membre de l’équipe RLF, qui accompagne Mariame depuis février 2021, qui en dessine les contours. La disparition d’Abass fait partie, explique-t-il, « de ces cas un peu particuliers sur lesquels, dès le départ, on enquête en tâtonnant car on n’a que des bribes d’informations, indirectes, et surtout, aucune certitude sur la route migratoire empruntée par le jeune homme - est-il vraiment parti vers l’Espagne ? Directement du Maroc ? Est-il même d’ailleurs parti ? ». Mois après mois, au fil des informations transmises par la mère du jeune homme, « le dossier d’Abass a été envoyé à nos homologues de six pays - Côte-d’Ivoire, Espagne, Italie, Maroc, Libye, et Tunisie. » Il faut dire que Mariame s’est, de son côté, activée en tous sens, à l’affût du moindre indice, de la moindre piste, souligne Jean-Daniel. « Et que, l’information soit fiable ou pas, nous nous devions de tout vérifier… ne serait-ce que pour la rassurer. »

De Paris à Abidjan, où elle a questionné tous ceux qu’elle pouvait à l’été 2018, en passant par les enclaves de Ceuta et Melilla parcourues en 2019 avec son amie Nadia, Mariame a en effet cherché une trace de son fils partout où elle le pouvait. Elle raconte les fausses pistes, et celles plus probables mais restant lettre morte ; les faux espoirs ; les arnaques. Et la douleur qui, à chaque fois, ressurgissait. En Côte-d’Ivoire, la femme qui avait mis son fils en lien avec le réseau de passeurs a continué à la « balader », parlant de Tunisie, ou peut-être de Libye. Ou non en fait, il devait partir directement du Maroc... Au centre de rétention de Ceuta, le policier de la garde civile espagnole l’a toisée ; son collègue de Melilla a pris la peine de comparer la photo d’Abass à celles de ses registres, idem à la gendarmerie du coin. Mais rien. Un temps, Mariame a espéré - quand un jeune migrant croisé à Ceuta l’a mise en contact avec une jeune fille ayant côtoyé Abass dans une forêt marocaine. Mais que faire de ce souvenir ?

Deuil impossible

Lucide, en dépit de sa douleur infinie, Mariame le dit à demi-mots, des larmes silencieuses inondant son visage, « des pistes sérieuses… il n’y en a plus vraiment ». Jean-Daniel Féraud fait le même constat. En Italie, les recherches ont été clôturées en 2019. En Libye, où les critères du CICR sont drastiques tant les demandes sont nombreuses, le dossier d’Abass a été refusé. A Tunis, les recherches n’ont rien donné – le dossier d’Abass est longtemps resté “suspendu”, en attente de nouvelles informations et est désormais définitivement clos . « Il n’y a plus qu’en Espagne, où, en dépit de recherches jusque-là infructueuses, le dossier reste ouvert. Mais malheureusement, nous n’avons plus vraiment de pistes de recherches... »

Chaque année pourtant, Jean-Daniel Féraud continue de relancer ses collègues ibériques - et français – avant d’appeler Mariame, pour faire le point. Au fil de leurs échanges, il a appris à la connaître. « C’est une femme forte, en dépit des failles nées de cette disparition. Quelqu’un de droit et d’honnête. Et une femme lucide, très consciente qu’on ne pourra peut-être jamais lui dire ce qui est arrivé à son fils. » Oui, la question de cesser les recherches pourrait se poser – « mais ce n’est jamais nous qui en décidons. C’est toujours au choix de celui ou celle qui nous a demandé de les entamer. »

Pour Mariame, le fait que le dossier de recherche d’Abass ne soit pas clôturé reste crucial. Tout comme les appels de Jean-Daniel Féraud demeurent importants. « Savoir que le service est toujours là pour moi, même après toutes ces années... Ça compte vous savez. Chaque année, Mr Féraud me le dit - "si jamais vous avez besoin de quoi que ce soit, si vous avez de nouveaux renseignements, si vous avez besoin de parler, de voir un psychologue…" » Mais voir une psychologue, parler deuil, elle « ne peut pas. »

Les larmes coulent à nouveau lorsque Mariame résume ce qui la hante toujours . « Si mon fils est encore de ce monde, je le verrai un jour. Mais ce qui est difficile, c’est… de ne pas savoir. Quand tu sais que la personne est décédée, tu fais ton deuil… et puis bon, tu essaies d’avancer. Mais le fait de ne pas savoir… il est vivant… il n’est pas vivant… il est dans une prison… il est resté dans l’eau… il n’a même pas pu faire la traversée parce qu’il a été tué ou pour je ne sais quelle raison… Pour moi, c’est pire. » Chaque matin, confie-t-elle, « je prie… Qu’il soit mort ou vivant, mon Dieu, faites que j’ai une réponse ». Puis elle se lève, et « essaie d’avancer, un pied devant l’autre. Car Feryel est là. Car la vie est ainsi. » Feryel, discrète mais pétillante, qui enchaîne cours de chinois, de danse, ou sorties avec ses copines des scoutes laïques de Boulogne – comme l’était sa maman en Côte-d’Ivoire. La Côte-d’Ivoire, Mariame ira en février. Pour une cérémonie en l’honneur de sa mère, décédée il y a dix ans. Et pour se recueillir sur la tombe de Ryan, le fils d’Abass, mort cet été à tout juste neuf ans. « Pouvoir se recueillir sur la tombe de quelqu’un… c’est important non ? »

Rédaction : ©Elma Haro / Photographies : ©Marie Magnin

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