Pascal nous parle depuis Kinshasa, tout juste rentré chez lui. Il a fait la surprise à ses proches qui ne s’attendaient pas à son retour. On entend des voix jeunes qui résonnent en arrière-plan de notre conversation. Des voix auxquelles on prête volontiers des intonations d’insouciance et de soulagement après quatre semaines passées en apnée. Car Pascal revient de Gaza. C’était sa troisième rotation là-bas en tant que pharmacien. Une quatrième est déjà prévue, mais pour l’heure il fait une pause. Au total, il aura passé près de sept mois à Rafah à l'hôpital de campagne de la Croix-Rouge, l’un des rares encore en fonction dans la région. De retour dans son pays, il nous raconte ce que veut dire garantir l’accès aux soins et aux médicaments dans les décombres de Gaza.

Gérer les médicaments dans un hôpital gazaoui

Pascal est responsable du département de la pharmacie. Il est envoyé par nos équipes de la Croix-Rouge française pour coordonner les achats, l’approvisionnement et la distribution des médicaments, entouré de neuf autres personnes dont d’autres pharmaciens. Il a une longue expérience en chaîne d’approvisionnement, gestion et stockage des médicaments dans l’humanitaire, sur des terrains très difficiles. Mais Gaza, c’est autre chose. Gaza impose un rythme d’urgence permanent, une pression constante et une imprévisibilité qui dépasse tout ce que l’on connaît. La troisième rotation a été la plus difficile. Les conséquences du blocus et la transformation du modèle de distribution alimentaire ont  profondément ébranlé la population palestinienne. 

Depuis la fin mai, l’hôpital fait face à une vague sans précédent de blessés et de victimes dans le cadre de ces distributions. Des civils meurent alors qu’ils tentent simplement de se procurer de la nourriture. C’est insupportable.

En 2024, Pascal a participé à la prévision des besoins en médicaments et équipements (gants, seringues etc.) pour l’année 2025. Un exercice qui s’est avéré totalement “bousillé", selon ses mots, tant le nombre de malades a dramatiquement augmenté. L’hôpital fonctionne bien au-delà de ses capacités opérationnelles initiales qui sont de 60 lits. “Un jour ordinaire on y compte 130 lits-130 patients ; les jours d’affluence, leur nombre grimpe jusqu’à 240 lits. Et c’est sans compter la prise en charge en ambulatoire, quand les patients sont traités dans la journée et repartent chez eux le soir, là on est passé de 100 à 200 patients pour atteindre des chiffres ubuesques de plus de 900 prises en charge par jour.” Qu’est-ce que cela peut représenter sur la pharmacie ? “Si l’on ne prescrivait qu’un seul comprimé de paracétamol par personne reçue en ambulatoire, cela représenterait près de 1000 comprimés à distribuer chaque jour.” Transposé à notre propre réalité, cela semble presque insignifiant : en France, ce médicament est omniprésent, facilement prescrit et disponible en grande quantité. Mais à Gaza, sortir 1 000 comprimés en une journée relève de l’exploit. Ici, chaque unité compte, chaque boîte est précieuse, chaque délivrance repose sur un équilibre fragile.

Le stockage des médicaments est un défi constant. Entre les médicaments bloqués à la frontière, les afflux soudains de blessés et les ruptures d’approvisionnement, Pascal et son équipe ont dû repenser l’ensemble du système logistique. Ils ont notamment plaidé pour constituer un stock de médicaments couvrant cinq mois d'utilisation au lieu de 2 initialement, ce qu’ils ont obtenu. 

Malgré ces ajustements, les pénuries restent inévitables. Pascal doit être capable à tout moment de proposer une alternative aux médecins quand un traitement fait défaut. Il travaille en lien étroit avec d’autres organisations présentes à Gaza. Une solidarité s'organise avec des prêts ponctuels de médicaments quand c’est possible. Il les rendra quand les stocks seront reconstitués. Ici, l’adaptabilité n’est pas une qualité, c’est une nécessité.

Entre les sirènes d’alerte, les ruptures d’approvisionnement et les cris d’urgence

Pascal arrive à l’hôpital chaque matin à 7 heures. Il entame sa journée par un point avec ses équipes afin de constituer la pharmacie de l'hôpital en fonction des derniers besoins identifiés. Ensuite, il se rend à l’entrepôt, situé en dehors de l'hôpital, pour contrôler les stocks. Enfin, sa troisième mission consiste à gérer les demandes des équipes hors terrain, rédiger les rapports d’activités et ou encore s’occuper de l’administratif.

Mais rien ne se déroule comme prévu. Ce quotidien est très souvent interrompu par des appels radio de mise à l’abri. Dans ces cas, il faut se rendre dans ce qu’il appelle une “safe place”. La première safe place se trouve dans l’enceinte même de l'hôpital, c’est un container entouré de sacs de sable. La seconde se situe dans la Yellow House, le lieu de vie du personnel humanitaire International de l'hôpital. Vivre ici, c’est devoir mettre de côté son intimité car tout est partagé, y compris les chambres.

Le Droit International Humanitaire interdisant formellement de viser les infrastructures de santé, l’hôpital de Rafah devrait par essence être un lieu sûr. Malgré les alertes, des collègues mais aussi des patients ont été touchés dans l'hôpital par des balles perdues, qu’il est impossible d’anticiper et de localiser. Certains équipements de protection ont permis de sauver des vies mais malheureusement il y a aussi des moments très douloureux. Pascal nous partage l’histoire de ce garçon de 13 ans arrivé pour se faire soigner. Il a été touché par une balle perdue et est décédé quelques jours plus tard.

Beaucoup de douleur et encore un peu d’espoir

Au cours de notre échange, il y a eu quelques pauses. Faute d’une connexion suffisamment stable. Pascal reprend le fil, il continue de nous raconter. Il évoque ce garçon grièvement blessé par balle. Sa jambe était touchée et il devait être amputé. L'hôpital ne disposait pas d’assez de morphine pour soulager ses douleurs. Pascal prend alors l’initiative d’appeler des collègues d’une autre organisation humanitaire, basés à plusieurs kilomètres. Il obtient l’autorisation de circuler et se rend à l’ONG. Il récupère la morphine prêtée et repart pour l'hôpital de la Croix-Rouge. A son retour, le garçon était déjà mort. Ces histoires marquent l’esprit. On pourrait croire ces efforts vains. Mais ils disent une chose essentielle : tant qu’on peut faire quelque chose, on essaie. Toujours.

D’autres histoires sont porteuses d’espoir. Un jeudi après-midi, une femme enceinte arrive à l’hopital pour accoucher, elle souffre d’hémorragie. Il faut lui administrer de la vitamine K. Mais l’utilisation du médicament, obtenu via un circuit externe, exigeait une autorisation écrite du Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Or il faut agir vite. Pascal prend la décision de lui dispenser immédiatement la vitamine K. La femme est sauvée, ainsi que son bébé. Pascal obtiendra l’autorisation a posteriori. Il sait qu’il a bien fait. Chaque jour qui passe à l'hôpital de Rafah requiert des réactions d’équilibriste entre respect des protocoles et prises d’initiatives. 

Pascal se souvient également de cette femme, atteinte d’un cancer, arrivée à l’hôpital Croix-Rouge sur les conseils de proches. Elle a passé des jours à parcourir la bande de Gaza à la recherche de morphine pour soulager de très vives douleurs. Pascal peut lui fournir une partie de sa prescription mais pas la totalité, le nombre de comprimés pouvant être donné en une seule fois étant réglementé. Mais cette femme habite à Nousseirat qui se trouve à près de 30 kilomètres de Rafah. Il est donc impossible pour elle d’effectuer chaque semaine le trajet pour récupérer ses médicaments. Pascal met en place une solution. Il décide de rassembler toute sa prescription, obtient les autorisations de déplacement pour Deir El Balah (à côté de Nousseirat) où se trouve un centre du Croissant Rouge palestinien, amène la patiente avec lui, s’entretient avec le logisticien du centre et organise avec lui le stockage du traitement pour la patiente. Elle pourra ainsi s’y rendre chaque semaine pour récupérer ses prescriptions. Pascal nous a raconté l’immense soulagement ressenti par cette femme. “Être pharmacien humanitaire, c’est refuser l’indifférence. C’est traduire la solidarité en gestes concrets. Parce-que derrière chaque boîte de médicaments se cache une vie à préserver.”

La situation à Gaza est au-delà du qualifiable. L’agriculture a disparu puisque presque tout a été détruit, les gens meurent de faim et viennent parfois à l'hôpital pour profiter ne serait-ce que d’un repas composé souvent de bouillie. Certains ont encore la force de se battre pour aller chercher à manger mais ce n’est pas le cas de tous. Pascal se souvient de son dernier jour à Gaza. Il est parti un mardi. En quittant Rafah, sur la route, il a vu des enfants accroupis qui semblaient jouer avec le sable. Il comprend qu’en réalité ils étaient en train de séparer minutieusement les grains de sable des grains de riz tombés par terre. Il n’y avait pas de quoi remplir une poignée. 

Pascal nous a parlé pendant plus d’une heure et ses derniers mots ont été pour nos collègues qui se trouvent encore là-bas : “Je veux remercier tous les collègues humanitaires qui travaillent inlassablement, jour et nuit, à Gaza dans des circonstances vraiment périlleuses, pour sauver des vies et prendre soin des hommes, des femmes et des enfants qui ont besoin d’une attention médicale urgente. Je voudrais les féliciter pour leur courage, leur ténacité, ainsi que leur résilience.” 

C’est un vendredi soir pour nous en France nous terminons cette interview avec un air de Fally Ipupa dans les oreilles auquel on ajoute quelques notes de Céline Dion, deux artistes que Pascal écoutaient souvent à Gaza pour souffler un peu et tenter d’atténuer la violence du quotidien. Cet improbable featuring imaginaire est assez obsédant mais pas autant que les mots de Pascal qui impriment avec une triste intensité nos pensées.

* La quatrième rotation de Pascal débutera dans quelques semaines et sera financée par le Centre de Crise et de Soutien (CDCS) du ministère de l'Europe et des Affaires étrangères.

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