Rasha travaille au siège du Croissant-Rouge palestinien, en Cisjordanie. Responsable du département Planification, partenariats et projets, elle œuvre depuis Ramallah pour soutenir et coordonner les actions des volontaires sur place et à Gaza. Nous avons pu nous entretenir avec elle lors de son passage à Paris - une rencontre précieuse qui permet de mieux comprendre la réalité du terrain. Interview.

Mercredi 24 septembre 2025, siège de la Croix-Rouge française à Montrouge. Rasha nous parle avec une émotion contenue des conditions de vie terribles à Gaza et en Cisjordanie. Marquée par deux ans de conflit éprouvants, la jeune femme décrit sans détour les pénuries, l’effondrement du système de santé, les restrictions de déplacements, les attaques dont ont fait l’objet les volontaires du Croissant-Rouge palestinien, les collègues qui ne reviendront pas. D’une voix posée, qui se brise par intermittence, elle exprime son indéfectible volonté d’alléger les souffrances de la population, le sentiment d’impuissance et de culpabilité qui la gagne aussi parfois. Avant de réaffirmer la nécessité d’agir de façon collective, par le biais de la diplomatie humanitaire, pour protéger les civils et les humanitaires.

Bonjour Rasha. Est-ce que vous pouvez nous expliquer votre rôle au sein du Croissant-Rouge palestinien ?

J’ai rejoint le Croissant-Rouge palestinien en 2010 et au fil des ans, j’ai acquis une expertise en matière de partenariats, de collecte de fonds et de coordination de projets. Depuis plus d’un an maintenant, je supervise le département Planification, partenariats et coopération internationale. Mon rôle, c’est vraiment de favoriser le développement de partenariats pour financer différents dispositifs et programmes* et de renforcer notre positionnement en tant qu’acteur humanitaire de premier plan dans les territoires palestiniens occupés. C’est une dimension vraiment essentielle, notamment dans un contexte de crise et d’urgence tel que nous le connaissons depuis maintenant deux ans.

Justement, quelle est la situation sur place aujourd'hui ?

La situation est catastrophique à Gaza et ne fait que se détériorer en Cisjordanie. A Gaza, la population manque de tout, il n’y a plus d’eau, plus de nourriture, pas d’électricité ni de médicaments. Je rappelle que presque aucune aide humanitaire pour le Croissant-Rouge palestinien n’est entrée à Gaza depuis le 2 mars 2025, ce qui nous empêche de poursuivre nos opérations de secours et met en péril nos services médicaux d’urgence.

La triste réalité, c’est qu’en sept mois, nous n'avons réussi à acheminer que 72 palettes de médicaments et deux camions de fournitures médicales. 

Le système de santé s’est totalement effondré. Les besoins sont immenses sur place et nos capacités saturées. Si la distribution de produits de première nécessité  s’est arrêtée faute de stocks, nous poursuivons tant bien que mal nos activités liées à la santé - soins médicaux dans nos hôpitaux et nos centres de santé, services d’ambulances, rééducation physique, accompagnement des personnes en situation de handicap…

Mais nos missions sont de plus en plus compliquées à mettre en place. C'est une lutte quotidienne pour les équipes sur le terrain qui reçoivent sans cesse des demandes d'aide, ou pour nous dans les bureaux, en particulier au siège, où mes collègues et moi-même travaillons sans relâche pour trouver des solutions, et plaidons pour l’ouverture de corridors humanitaires afin de coordonner l’aide, que ce soit depuis la Cisjordanie, l'Égypte ou la Jordanie. On essaye vraiment tout ce qui est possible pour y parvenir. 

Quels sont les principaux défis auxquels vous faites face quotidiennement ?

Chaque jour, la réussite de nos missions se joue à deux niveaux, à la fois dans nos bureaux à Ramallah (où se situe le siège du Croissant-Rouge palestinien) et sur le terrain. L’un ne fonctionne pas sans l’autre.

Je dirais que nos deux principaux défis sont l’accès et la protection. Ce qui nous demande le plus d’efforts et nous prend le plus de temps, c’est de permettre aux volontaires d’accéder à la population. Il faut bien comprendre qu’il y a des checkpoints partout, certaines routes sont barrées et tout ceci change plusieurs fois par jour… C’est un vrai casse-tête ! Pour vous donner une idée, on dénombre actuellement pas moins de 1000 checkpoints en Cisjordanie. Du coup, on essaye en permanence de trouver des informations pour pouvoir se déplacer. Il y a même un système de prévisions qui s’est mis en place, un peu comme une “météo des checkpoints”, alimentée en temps réel par les chauffeurs de taxi, les ambulanciers, des groupes sur les réseaux sociaux… Dans ces conditions, on ne peut rien anticiper, on est dans l’adaptation permanente. On travaille au jour le jour, heure par heure. 

Ces checkpoints ont vraiment des conséquences désastreuses sur la population en Cisjordanie - pour les ambulances qui ne peuvent plus circuler, pour les enfants qui doivent aller à l’école, pour les personnes qui doivent se déplacer pour chercher du travail… 

Dans notre culture, ce sont principalement les hommes qui subviennent aux besoins de leur famille. Ils ont cette pression constante sur leurs épaules. A Gaza, ils sont nombreux à prendre beaucoup de risques pour trouver de l’aide alimentaire et se font tirer dessus pour un simple sac de farine. 

Par ailleurs, comme toujours dans les situations de crise, ce sont les personnes les plus vulnérables qui sont les plus fragilisées - les personnes âgées, en situation de handicap, les femmes, les enfants… Nous essayons de cibler l’aide en priorité sur ces personnes mais comme tout le monde manque de tout et que nous avons beaucoup de difficultés à accéder aux communautés, c’est très compliqué. 

Enfin le second défi pour nous, c’est celui de la protection. Je parle bien sûr de protéger les civils mais aussi nos travailleurs humanitaires et volontaires. Depuis le début du conflit, nous avons perdu 55 collègues, dont 31 membres du personnel et volontaires en mission… Ce qui aggrave notre douleur, c’est de savoir qu’ils sont morts en tentant d’apporter leur aide à la population. Ils sont morts alors que leurs ambulances et leurs uniformes arboraient le croissant rouge. Un emblème qui aurait dû les protéger. 

Parlez-nous des volontaires justement. Dans quel état d’esprit sont-ils ?

Il faut savoir que le Croissant-Rouge palestinien compte actuellement 8 000 volontaires dans ses rangs. Malgré la peur, le danger, tous continuent, avec la même énergie, mus par leur envie d’aider. Beaucoup de nouvelles personnes veulent même aujourd’hui s’engager. C’est vraiment incroyable ! Je suis admirative de ce qu’ils accomplissent chaque jour sur le terrain, malgré les conditions effroyables.

Je vous disais que nous avons perdu 31 membres du personnel et volontaires en mission durant ces deux années de conflit. L’un d’entre eux a filmé ses derniers instants avec son téléphone portable et nous avons pu avoir accès aux images. C’était terrible. Ses derniers mots ont été pour sa mère. Il lui demandait pardon parce qu’il savait la peine que sa mort allait lui causer. “Pardonne-moi maman, j’ai choisi ce chemin, j’ai choisi d’aider les gens.” C’est un moment que je n’oublierai jamais. Comme je n’oublierai jamais non plus nos 8 volontaires ambulanciers tués en mission et dont il a fallu aller déterrer les corps, l’un après l’autre. J’étais en ligne avec l’équipe sur place. A chaque fois que mes collègues découvraient une dépouille, je priais pour que ce ne soit pas l’un des nôtres. Malheureusement, les 8 étaient bien là…

On ne peut imaginer tout ce que vous traversez. Comment faites-vous pour tenir, qu’est-ce qui vous donne envie de continuer ?

Pour être honnête, on se sent très souvent impuissants quand l’équipe nous fait remonter un bombardement, une attaque, ou quand on nous empêche de nous rendre sur place. Malgré l’emblème, malgré le Droit international humanitaire qui devrait nous permettre de protéger les civils et de protéger nos volontaires. Il m’arrive même de me sentir coupable. Coupable de savoir mes collègues en danger sur le terrain alors que mon équipe et moi-même nous trouvons dans les bureaux du siège à Ramallah. C’est très difficile pour nous de connaître les conditions dans lesquelles ils effectuent leurs missions et toutes les pénuries auxquelles ils doivent faire face.

Mais je ne veux surtout pas que ce sentiment d’impuissance se transforme en désespoir. On les aide autant qu’on peut, on essaye de soulager les souffrances autant que possible.

Comme je le dis souvent aux équipes, nous vivons une période très sombre. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de lumière. Moi je vois une lumière. C’est celle d’une ambulance du Croissant-Rouge. Nous sommes toujours là, prêts à aider. Jour après jour. On fait de notre mieux. Je suis très fière de ce que les équipes ont réussi à entreprendre. 

Le Croissant-Rouge palestinien est l’une des 191 Sociétés nationales Croix-Rouge et Croissant-Rouge dans le monde. En quoi est-ce important pour vous de faire partie de ce Mouvement ?

Faire partie de notre Mouvement Croix-Rouge et Croissant-Rouge est pour moi une très grande fierté, c’est ce qui fait notre force. Nous sommes une seule et même famille. Nous avons les mêmes emblèmes, les mêmes principes qui nous unissent. Pour moi, en ces temps troublés, il est très important d’être soudés, de faire entendre notre voix, d’agir collectivement. Seul, on ne peut rien. 

Je sais la polarisation que ce conflit fait naître dans la société, quel que soit le pays. Il n’est pas question pour nous d’entrer dans des considérations politiques mais bien de nous appuyer sur notre neutralité et de jouer notre rôle : celui de préserver le Droit international humanitaire pour être en mesure d’aider ces femmes, ces hommes et ces enfants qui sont en grande souffrance. La clé, à présent, pour sortir de ce conflit, c’est la diplomatie humanitaire. Partageons la voix de ceux qui n'en ont pas. Partageons les récits des personnes qui ne sont plus là et de celles qui peuvent encore être sauvées. 

Tout ce que nous demandons, c’est le respect des Conventions de Genève et du Droit international humanitaire. Notre emblème devrait nous donner le droit d’accéder aux populations pour leur venir en aide. Il doit les protéger et nous protéger. 

Nous demandons seulement que la voix de l'humanité prévale. C'est tout. 

*Interview réalisée le 24 septembre 2025.

Pour en savoir plus sur le Croissant-Rouge palestinien, cliquer ici

*La Croix-Rouge française appuie le Croissant-Rouge palestinien dans un projet de fourniture de services médicaux d’urgence et de premiers secours en Cisjordanie, avec le soutien de plusieurs partenaires - le Centre de crise et de soutien (CDCS) du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, le Centre mondial de référence des premiers secours (CMRPS) et la Croix-Rouge monégasque.

Crédit photo CICR

Apportez une aide vitale aux populations touchées

Je donne une fois

Soit 30 € après déduction fiscale

À lire dans le même dossier