« Donner la parole à celles et ceux que l’on n’entend pas, révéler les injustices qu’ils subissent et valoriser leurs façons d’y résister », voilà ce qui anime Amber Cripps. Anthropologue de formation et consultante sur les questions de genre, Amber a passé plus d’une décennie dans l’humanitaire, après une licence en anthropologie et une maîtrise en droits humains. Son parcours l’a menée auprès des réfugiés tibétains, des mères célibataires en Mongolie, et dans plusieurs pays d’Afrique subsaharienne – République du Congo, Ouganda, Burkina Faso, Éthiopie – sur des terrains marqués par l’urgence, les camps de réfugiés, les cliniques mobiles, parfois en pleine épidémie.

En février 2024, elle poursuit cet engagement aux Comores, où elle intervient dans le cadre du projet RIPOSTE , mis en œuvre par la Croix-Rouge française avec le soutien de l’Agence française de développement . Elle y anime une formation « Genre et Épidémies », au moment où une épidémie de choléra venait d’être déclarée dans l’archipel.

Vous arrivez aux Comores en pleine épidémie de choléra : quel était votre état d’esprit ?

A mon arrivée, il y avait beaucoup de rumeurs et un certain déni autour de la maladie. C’était très angoissant — un peu comme au début de la Covid ! Je me désinfectais les mains en permanence avec du gel hydroalcoolique… jusqu’à ce que j’apprenne que, contre le choléra, c’est inutile : seuls l’eau chlorée ou le savon sont réellement efficaces.

Un matin, j’ai vraiment eu peur. J’ai entendu quelqu’un vomir violemment, juste à côté de la chambre où je logeais. C’était le genre de vomissements très caractéristiques du choléra. J’en ai parlé aux gérants de l’hôtel ; nous avons immédiatement appelé le numéro vert, et heureusement, il a pu se rendre à l’hôpital.

C’est dans ce contexte que vous avez animé une formation « Genre et Épidémies » ?

Oui ! La formation, basée sur la boîte à outils « Genre et épidémies » développée via le programme RIPOSTE, a réuni 22 personnes des équipes de la Croix-Rouge française et du Croissant-Rouge comorien, engagées sur la santé, la protection, le genre et l’inclusion. L’objectif était clair : outiller les participants pour garantir un accès équitable aux droits et aux soins. Au début, certains participants ont eu des difficultés à reconnaître l’existence de personnes non binaires* sur le territoire, mais un médecin et une infirmière ont partagé leur expérience, ce qui a permis d’ouvrir le dialogue. Progressivement, la question de la stigmatisation a été abordée, et au terme de la formation, tous ont compris l’importance d’inclure toutes les personnes, y compris les LGBTQIA+ et non binaires, pour garantir un accès équitable aux soins. C’était passionnant de voir comment, en mettant de côté les préjugés, nous avons pu nous concentrer sur l’essentiel : rendre l’action opérationnelle et inclusive, pour que chacun puisse y participer pleinement.

Le Ministère de la Santé comorien vous a demandé de réaliser une analyse de genre pour mieux comprendre la dynamique de l’épidémie. Comment avez-vous procédé ?

L’enquête socio-anthropologique sur le genre et le choléra, mandatée par le Ministère de la Santé, a été menée juste après la formation, en impliquant le personnel formé la semaine précédente. Cette démarche s’inscrivait toujours dans le cadre du projet RIPOSTE.

Nous avons interrogé 372 personnes réparties sur les trois îles, en ciblant les zones les plus touchées par l’épidémie actuelle et les précédentes, comme celle du Covid-19. Avec l’aide de la Croix-Rouge française et du Croissant-Rouge comorien, nous avons organisé des groupes de discussion non mixtes — femmes, hommes, jeunes hommes, jeunes femmes, personnes non binaires, leaders communautaires et représentants d’organisations de solidarité internationale — afin que chacun puisse s’exprimer librement et partager ses préoccupations. Des entretiens avec des professionnels de santé ont également complété cette enquête.

Avez-vous pu mettre en lumière l’impact du genre sur la dynamique de l’épidémie de choléra ?

Oui, clairement! L’enquête a mis en évidence des inégalités criantes d’accès à l’information et aux soins. À Naziko, sur Grande Comore, un groupe d’hommes chargés des rites funéraires discutait longuement du choléra, pendant que, juste à côté, des femmes du quartier interrogées spontanément déclaraient n’en avoir jamais entendu parler. Elles ignoraient tout des modes de transmission ou des symptômes.

À Mohéli, certaines femmes malades ne pouvaient se rendre au centre de santé qu’après le retour de leur mari, faute d’argent pour payer le carburant de l’ambulance. Un retard de prise en charge parfois dramatique. Cela montre clairement comment le genre influence non seulement l’exposition à la maladie, mais aussi les chances de s’en sortir.

Dans d'autres zones précaires, comme à Madjadjou, quartier populaire de Moroni, l’eau est livrée par camion, tous les quinze jours, et reste difficile d’accès pour les plus précaires car ce service est payant. Pendant l’épidémie, les habitants ont parfois dû choisir entre utiliser cette eau pour cuisiner ou se laver les mains. Une situation propice à la propagation de la maladie. L’enquête a aussi révélé des différences marquées d’une île à l’autre. À Mohéli, les femmes travaillent aux champs sans accès direct à l’argent liquide, alors qu’à Grande Comore, elles exercent davantage d’activités salariées. Ces dernières ont donc plus de possibilités pour payer certains services comme le déplacement vers les centres de soins ou le carburant pour une ambulance. Les perceptions aussi varient fortement : à Anjouan, certains participants ont rapporté une tolérance vis-à-vis des hommes ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes, tandis que sur Grande Comore, des témoignages faisaient état de discriminations, y compris dans l’accès aux soins.

Quels enseignements principaux avez-vous tirés de l’enquête ?

Les résultats ont montré que les hommes, en particulier les 18-25 ans, étaient plus touchés par le choléra. Cela s’explique notamment par leurs modes de vie : dans la tradition comorienne, les jeunes hommes vivent souvent à l’extérieur du foyer et consomment des repas dans la rue, où les dispositifs de lavage des mains sont rares. Leurs interactions sociales – repas collectifs partagés à la main, poignées de main fréquentes, cigarettes ou boissons échangées – augmentent aussi les risques de transmission.

En début d’épidémie, les messages de prévention ciblaient principalement les femmes, autour de gestes comme la préparation des repas ou l’hygiène des enfants, sans prendre en compte les expositions masculines dans les lieux publics, les repas entre amis ou les pratiques sociales informelles. L’enquête a permis de mieux comprendre ces dynamiques et d’adapter les messages et les actions, en concertation avec les autorités notamment.

Intégrer une approche genre en santé, c’est veiller à ce que toutes les personnes aient un accès équitable à l’information, aux soins et à la prévention. C’est écouter celles et ceux que l’on entend rarement, comprendre leurs réalités, reconnaître leurs savoirs et leurs pratiques. L’objectif est de réduire les inégalités, de renforcer les capacités d’agir et de construire des réponses de santé plus justes.

*Personnes non-binaires : Personnes qui s’identifient en dehors de la binarité de genre basée sur des identités de genre femme et homme.

*LGBTQIA+ : Lesbiennes, Gays, Bisexuel·les, Trans, Queers, Intersexes, Asexuel·les ou Aromantiquesutres

Photos Marie Magnin

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