Si elle n’était située dans un cadre aussi dramatique, la gare de Lviv ferait penser à celle du film Harry Potter. Majestueuse, dominée par une toiture métallique du début du 20e siècle, immense, avec ces trains bleus et jaunes qui traversent le pays. Mais depuis la fin du mois de février dernier et le début de la guerre, la gare de Lviv est surtout le lieu d’arrivée de centaines de milliers de personnes ayant fui les combats.

L’espace aérien fermé, les routes peu sûres, l’essence manquant, la plupart des personnes quittant les zones de combat le font par train. Direction l’ouest du pays, direction Lviv, dernière grande ville avant la Pologne. D’ordinaire, la cité, dont le magnifique centre historique est classé au patrimoine mondial de l’Unesco, et son agglomération sont peuplées d’environ 720.000 habitants. Mais depuis le début du conflit, on estime que plus de 300.000 nouvelles personnes s’y sont installées. Plus de 100.000 autres sont attendues d’ici la fin de l’année 2022.

Un train s’arrête. Des voyageurs en descendent. Pas d’hommes, ou seulement de vieux messieurs. Uniquement des femmes, de tous âges, et de très nombreux enfants. On les devine toutes et tous épuisés, hagards, les traits sont tirés. Les mères ne portent pas de bagages volumineux : dans l’affolement, elles n’ont pu emmener que le strict nécessaire. Tous restent quelques instants sur le quai de la gare, ne sachant où aller. Mais très vite, des bénévoles de la Croix-Rouge ukrainienne se précipitent vers eux, leur parlent, les rassurent. « Venez avec nous, nous avons de quoi vous aider à la sortie de la gare. » Tous partent ensemble à l’extérieur du bâtiment.

Victoria est venue seule de l’est du pays, seule avec ses deux enfants, Maryna et Dmytro, âgés de 12 et 11 ans. Ils arrivent de Kharkiv et viennent juste de descendre du train. Ils ont de la famille ici mais ne savent pas combien de temps ils vont pouvoir rester. « La vie là-bas est infernale, on ne peut plus rester, il n’y a plus d’électricité, plus d’eau, pas de chauffage, explique Victoria, encore sous le choc. Les bombes se rapprochaient terriblement de chez nous, nous avons vraiment eu peur et il a fallu partir. »

Dans la queue, une autre femme, Natalia, et sa petite fille Arina, âgée de 6 ans. Elles viennent d’effectuer un voyage de 20 heures en train, depuis Kherson, ville prise par l’armée russe avant d’être reprise par les Ukrainiens le 10 novembre. « Nous sommes parties sous les bombes, elles s’abattaient depuis trois jours autour de la maison, c’était vraiment terrifiant. » Elles ont prévu de partir dès demain pour la Pologne puis la France, car des amis lui ont conseillé de venir. Elles n’ont qu’un petit sac de voyage avec elles.

A quelques dizaines de mètres du parvis de la gare, la Croix-Rouge ukrainienne a posé une petite tente blanche. A l’intérieur, une table, quelques chaises et de très nombreux cartons contenant des kits acheminés par la Croix-Rouge française. Transportés en camions, au nombre de 900.000, ils contiennent une aide d’urgence précieuse pour toutes ces personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays.

Les sacs distribués sont de trois couleurs. Uniquement de petits sacs à dos en tissu, solides et légers. « Ils sont très pratiques quand les gens ont besoin de courir se protéger en cas d’alerte aérienne, explique une bénévole. Nous en distribuons aussi pour que les gens les laissent dans les abris et dans les écoles. » Les sacs verts sont destinés aux bébés. A l’intérieur, on trouve des petits pots alimentaires à faire réchauffer, de l’eau, de la crème pour les peaux irritées, des lingettes... Des couches sont distribuées à part, en fonction du poids des enfants. Dans les sacs rouges, on trouve une serviette en coton, du dentifrice et des brosses à dents, des pansements, un masque anti-Covid, des lingettes, du savon, du shampooing, de l’antiseptique, une couverture de survie. Dans les blancs, de la nourriture : des boîtes de thon en conserve, beaucoup de fruits secs, des biscuits, des conserves alimentaires de plats salés qui se réchauffent automatiquement quand on les décapsule, une bouteille d’eau, des couverts…

Acheminés par camions, ils arrivent à Lviv et sont stockés dans un immense hangar blanc de 1200 m2 sur les hauteurs de la ville. On y trouve des montagnes de cartons fournis par la Croix-Rouge française, sagement rangés, qui attendent d’être distribués à travers le pays. Également des stocks de bâches offertes par la France pour réparer les dégâts des explosions, notamment les fenêtres ou les portes qui ont explosé, et ainsi protéger les personnes qui habitent toujours dans ces logements, du froid ou de la pluie.

Certains ont déjà été livrés dans ce local qui ressemble à un grand appartement, situé au rez-de-chaussée d’un immeuble. Les cartons sont sagement entreposés dans les couloirs. À l’extérieur, les équipes de la Croix-Rouge ukrainienne ont installé une petite tente blanche sous laquelle on trouve une table et quatre chaises disposées de part et d’autre. D’un côté, deux bénévoles. De l’autre, des personnes qui ont fui d’autres régions du pays et viennent chercher de l’aide. Elles font la queue et s’assoient quand leur tour vient. Les bénévoles leur demandent de présenter une pièce d’identité et un document prouvant leur statut de personnes déplacées. Lviv accueille depuis février dernier une foule considérable qu’il faut loger car si l’on dort sous la tente en Ukraine l’hiver, on meurt de froid ; nourrir ; habiller ; soigner ; scolariser pour les enfants… Une tâche gigantesque.

Taras et Galina font partie des bénévoles ukrainiens présents ce matin de novembre au local. « Une vingtaine de personnes nous ont rejoints pour nous aider depuis le début de la guerre mais il nous en faudrait encore plus car les besoins sont énormes, explique le premier. Nous avons besoin de renforts pour le travail administratif, la prise de données, l’informatique... »

Galina travaille depuis 18 ans au sein de la Croix-Rouge ukrainienne. Elle confie : « C’est très difficile, c’est même épuisant. Nous sommes tous très fatigués. » On lui demande : « Il y a un an, auriez-vous imaginé vivre une situation pareille ? » « Non, jamais de la vie. On avait peur que quelque chose arrive, la menace était présente mais de là à imaginer cette guerre… Je n’ai jamais vécu une situation pareille depuis que je travaille pour la Croix-Rouge ukrainienne. »

Au début de la guerre, ils ont travaillé sept jours sur sept, de 8h du matin jusqu’à minuit. Depuis, des milliers de personnes continuent d’affluer et les combats se poursuivent. Le 15 novembre, Lviv a encore été attaquée. « Des explosions se font entendre à Lviv. Restez tous à l’abri ! », a exhorté le maire, Andri Sadovy. Une « partie de la ville se trouve sans électricité », a-t-il ajouté. La semaine de notre reportage, début novembre, les sirènes prévenant d’un possible bombardement ont encore retenti un jour sur deux, parfois au milieu de la nuit, prévenant les habitants qu’il fallait se réfugier dans les caves.

Pourtant, les bénévoles trouvent que la situation s’est un petit peu arrangée. Notamment grâce à l’aide provenant de l’étranger. En présence de Benoît, responsable de la mission de la Croix-Rouge française venu spécialement de Kiev, ses homologues ukrainiens se félicitent de la réception des kits venus de France. « Nous avons beaucoup d’enfants parmi les personnes qui arrivent et ces dons nous sont très, très utiles, explique Taras. Nous manquons encore de bien des choses, notamment des habits chauds, des couvertures, des chaussures… Mais au moins, grâce aux kits, nous pouvons distribuer ces produits de première nécessité eux aussi absolument indispensables pour toutes ces personnes qui n’ont plus rien. »

Ivana, 37 ans, vient de recevoir plusieurs sacs fournis par la Croix-Rouge française. Elle a quitté la ville de Zaporijia, où de très violents combats ont lieu depuis des semaines. Elle est venue avec son fils de 10 ans et son père, laissant son mari derrière elle. « Il est resté pour se battre et protéger notre maison. » Elle remercie pour les kits qu’elle vient de recevoir mais son père est un homme en colère et épuisé. Il dit : « Si vous saviez comme c’est dur… » Il s’agace : « Pourquoi vous ne donnez rien à un enfant de 10 ans ? » Les bénévoles lui expliquent posément qu’il y a de la nourriture qui lui conviendra dans les sacs, notamment des biscuits et des fruits secs. Ceux-ci ne peuvent contenir aucune nourriture périssable car tout vient de France et les conditions de conservation ne sont pas garanties ici. Mais l’homme a du mal à comprendre. Les bénévoles expliquent qu’il faut souvent gérer la colère des personnes qui font la queue, leur épuisement, l’incompréhension. Benoit ajoute : « Il faut aussi faire comprendre aux gens que les différentes associations ou intervenants sont complémentaires et que chacun prend sa part de l’aide apportée. »

Il faut aussi instaurer un sentiment de confiance. Ne pas trahir l’espoir que ces personnes qui ont tout perdu, qui ont dû fuir de chez elles en quelques heures, sans rien emporter ou presque, placent en les équipes de la Croix-Rouge. Il y a quelques jours, un homme s’est énervé, il voulait un oreiller et une couverture chaude mais il n’y en avait pas de disponibles. Les équipes ont pris ses coordonnées, lui ont demandé de revenir, ce qu’il a fait. Pour bien récupérer ce qu’il avait demandé et dont il avait tant besoin. Comme l’assure Ivan, responsable de la Croix-Rouge ukrainienne pour la région de Lviv, « celui qui se bat pour la vie des autres en sort grandi. Ici nous avons des gens qui n’ont rien à manger, qui ont froid, qui ont tout laissé ailleurs. Et nous devons simplement faire tout ce qui est possible pour les aider. »

Alexandre Duyck

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