Dans les gares, des milliers de destins se croisent. Se rencontrent, aussi. Car elles ne sont pas seulement des lieux de passage, mais bel et bien des lieux de vie. Des espaces où l’humanité se fraye un chemin, habillée de sa chasuble Croix-Rouge. De l’Ukraine à Lyon, reportage entre les murs de la Part-Dieu. 

Deux mille kilomètres séparent Kyiv de Lyon, à vol d’oiseau. Inna, elle, n’a pas volé jusqu’à la gare Part-Dieu mais pris la voiture, deux bus et un train. Avec sa mère et son petit chien au poil lustré, elle a fui la capitale ukrainienne, comme elle a pu. Ou plutôt “comme un robot”, image-t-elle.

Ce 20 avril, entre deux trains, des vies se sont croisées à l’accueil en gare de la Croix-Rouge. A l’instar d’autres personnes ayant quitté l’Ukraine, Inna a rencontré sur sa route nos volontaires. De Charline, toute nouvelle bénévole, jusqu’à Lidiya, interprète russophone, présente six jours sur sept pour aider chacun à (re)trouver son chemin. 

“Nous vivons dans une réalité parallèle”

Inna a 32 ans et est professeur d’anglais. Elle est arrivée en France avec sa mère et sa chienne. La jeune femme est souriante, volubile, malgré son long voyage : “J’adore Kyiv, je n’avais jamais prévu d’en partir. Mais, je peux trouver du travail ailleurs, ce n’est pas le cas de tout le monde”, raisonne-t-elle. Inna a d’ailleurs quasiment décroché un poste, en tant que professeure d’anglais, dans les Alpes. Pour sa mère, le changement de vie est plus rude et elle aspire à rentrer au plus vite. Pour retrouver son jardin, sa maison, ses habitudes, son métier d’ingénieure aussi. “Ma mère n’a pas envie d’apprendre une nouvelle langue, de commencer une nouvelle vie (...) Le pays manque terriblement aux gens, ils veulent retourner chez eux. Ils ont tout construit là-bas”, témoigne Inna. C’est l’une des raisons pour laquelle certains rebroussent chemin vers l’Ukraine et que d’autres n’en sont jamais partis. Son père, comme beaucoup d’hommes, est resté. “Il vit à Odessa. Parfois, quand je l’appelle, j’entends les bombes”, articule-t-elle, prise par l’émotion. Jusqu’à la fin des déflagrations, la respiration de son père se coupe. La sienne, aussi.

Depuis ce 24 février, Inna a quitté le monde réel pour entrer dans une autre dimension. Celle de la peur, de l’absurde. “Nous vivons actuellement dans une réalité parallèle. On a pleuré le premier mois, puis on a commencé à réaliser (...) C’est surréaliste, on ne comprend pas, on doit juste agir”. Être en action lui permet de tenir, de maintenir son “cerveau occupé”, sinon l’horreur d’avoir son père et son pays sous les bombes la paralyserait.

Destins croisés

A deux pas d’Inna, dans l’espace “zen” de la SNCF lyonnaise - partiellement réservé à l’accueil des réfugiés -, un jeune couple attend ses billets de train, direction Toulouse. Sacha et Anastasia ont respectivement 19 et 18 ans, et sont partis en février dernier en Egypte, pour les vacances. Avec un vol retour pour Kyiv prévu le 24 février. Dernier jour de vacances, premier jour de guerre. Les deux jeunes n'ont jamais pu rentrer chez eux. Depuis, ils sont passés par l’Allemagne, puis la France. Tout comme Inna, les mots de Sacha sont empreints de sagesse : “Ce n’est pas si dur, il y a des gens qui ont une situation beaucoup plus difficile que nous”, analyse-t-il.

Non loin du jeune couple, Charline, 39 ans, se projette inévitablement en voyant défiler tous ces gens. Et surtout les nombreuses familles, avec des enfants parfois hauts comme trois pommes. Arrivée sur les coups de 12h15 à la gare ce mercredi, c’est pour elle son premier jour de bénévolat à la Croix-Rouge. Charline s’est engagée pour venir en aide au peuple en exil, ne pouvant plus se résoudre à rester immobile devant sa télévision. “En regardant les infos, je me suis demandé : ‘mais qu’est-ce que je peux faire ? Je prends ma voiture, je vais en Pologne chercher des gens !’”, raconte-t-elle. “Mais je me suis raisonnée, je me suis dit qu’il y avait certainement des associations qui organisaient des choses cadrées, et que je serais d’une meilleure aide si je ne venais pas télescoper leur travail. C’est comme ça que je me suis rapprochée de la Croix-Rouge, pour me sentir moins impuissante.”

Mère de deux enfants, l’affect s’y mêle : “Je vois les enfants qui arrivent, ils ont l’âge des miens, cela pourrait très bien être ma famille”. Et se désole des maigres bagages des réfugiés, reliques de lieux de vie quittés précipitamment. “Les gens sont là, avec un sac à dos, les enfants ont leur doudou, et puis c’est tout.” De midi à dix-neuf heures, Charline n’a pas arrêté : aller chercher les personnes descendant des trains, revenir vers le point d’accueil. Et les orienter vers les interprètes bénévoles, comme Lidiya…

Bénévole à temps plein

Lidiya, 75 ans, habite à deux stations de métro d’ici. Elle vient tous les jours “sauf le dimanche”, depuis plus d’un mois maintenant. “Les gens sont fatigués, traumatisés même”, constate-t-elle. Pendant qu’elle nous raconte son quotidien de volontaire Croix-Rouge, l’émotion la submerge à plusieurs reprises. Car Lidiya est en première ligne, elle accueille des personnes, mais surtout leurs histoires. Des tranches de vie difficiles, traumatiques, que seuls ceux qui parlent la langue peuvent comprendre.

De ce bénévolat, Lidiya puise une force incroyable, malgré un corps qui la fait souffrir le dimanche, lorsqu’elle reste chez elle. “Pendant la semaine, je suis ici, mon corps accepte et devient fort. Mais le dimanche, le corps me lâche et la fatigue est là. Le lundi, à nouveau, je suis prête à me battre”. Prête à écouter, soutenir, aiguiller. "Quand je vois toutes ces femmes avec des enfants, des chiens, et leurs maris qui se battent pour leur patrie, ça me donne envie d’aider de toutes mes forces (...) on ne vit qu’une fois, on va jusqu’au bout la tête haute”.

Survivre à la crise

La tête haute et les jambes lourdes, c’était à peu de choses près l’état de Charline, à 20 heures chez elle dans le Beaujolais, après une première journée sous l’emblème de la Croix-Rouge. “Le bilan que j'en tire, c'est que c’est extrêmement enrichissant sur le plan humain, j’ai l'impression de pouvoir aider. Et en même temps, je suis horrifiée d’avoir vu ces gens avec une petite valise cabine. Il y a cette prise de conscience quand on n’est plus dans l’urgence de l’accueil, où on se dit ‘ils n’ont plus que ça””. Et constate : “la Croix-Rouge m’a permis de trouver mon utilité dans cette crise”.

De son côté, Lidiya ne connaissait pas bien la Croix-Rouge non plus avant la guerre en Ukraine. “Juste comme ça”. Bénévole d’un jour, cette expérience est pour elle une révélation : “Je découvre des gens magnifiques, ils sont tous bénévoles, ils vont rester ici jusqu’au soir, et demain, ils vont aller travailler. Si vous n’avez pas un gros cœur, vous ne pouvez pas faire ça.”

Crédit image : Jill Coulon

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