Le stress s’insinue partout. Dans la tête, dans la voix, dans les gestes. Si la crise en Ukraine et ses conséquences s’annoncent durables, il en va de même pour le traumatisme du peuple en exil. En Pologne, nous sommes venus à la rencontre de femmes réfugiées, toutes en quête d’apaisement.

Il y a chez Tetiana et Iryna une fragilité qui se lit à travers leur visage, leur posture. Nous sommes en Pologne, ce 2 mai, dans un hôtel mué en abri pour familles venues d'Ukraine. Rencontrées avec leurs enfants, les deux femmes reviennent sur leur exil, souvent interrompues par une émotion paralysante, de celle qui vous empêche d’articuler un mot de plus. Comme si chaque réminiscence du passé menaçait leur corps de s’effondrer.

Pour ces femmes, réfugiées à Varsovie, sortir de leur pays était de l’ordre de la survie. Mais, tout quitter dans l’urgence du conflit est une épreuve traumatique. Une violence pour le corps et l’esprit.

Dans les affres du traumatisme

Tetiana est assise aux côtés de son petit garçon, Artem. Ils habitaient en banlieue de Kyiv avant de se résoudre à partir. “La ville était tout le temps attaquée, 4 à 5 fois par jour, explique la jeune femme. Parfois, l’alarme (qui prévient les bombardements, ndlr) sonnait toutes les heures, la nuit. Je ne pouvais pas fermer l'œil". Du haut du 6ème étage de leur immeuble, la mère et le fils n’avaient même plus le temps de descendre dans les sous-sols, tant les alertes étaient nombreuses.

Malgré la quiétude de Varsovie, Tetiana, partie de chez elle depuis le 28 avril, est encore en état de grand stress. “Ces personnes sont en train de vivre un traumatisme grave et durable, notamment si ce dernier n’est pas traité sur le moyen et le long terme”, analyse Katia Kermoal, psychologue et thérapeute EMDR*. “Il est lié à la confrontation avec le réel de la mort. Il y a un événement soudain, qui agresse et qui menace l’intégrité mentale et physique”, abonde Carole André-Dessornes, géopolitologue, chercheure associée à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS)*.

Ce traumatisme se couple souvent à une myriade d’autres sentiments comme celui de la culpabilité d’être parti, en laissant grands-parents, mari et amis derrière soi. Des émotions, très intenses, qui se traduisent aussi physiquement.

Somatiser la crise

“Je suis de Arkiv, là où il y a eu beaucoup de bombes, raconte Iryna. Avant de partir, début avril, nous avons passé deux semaines dans un sous-sol d’appartement”. Depuis, cette mère de famille d’une quarantaine d’années souffre de problèmes d’estomac, vestiges de son cancer, accentués par le stress de l’exil.

“Ce que le psychisme exprime s'inscrit également dans le corps : vous allez avoir des problèmes digestifs, des problèmes de sommeil - avec des cauchemars, des flash-back, des soucis de peau… Vous allez être sensibles aux bruits qui vous ramènent à un événement traumatisant. C’est tout un ensemble de somatisation”, détaille la psychologue Katia Kermoal.

Tetiana et Iryna sont ainsi l’addition de leur récent vécu, de leur trauma. Quand l’une a mal au ventre, l’autre sursaute lorsqu'une porte claque ou qu’une voiture klaxonne. Car être à “l’abri”, en Pologne ou ailleurs, ne peut suffire à guérir les plaies béantes qu’elles portent en elles.

De la survie à la précarité

“C’est un déchirement de quitter sa terre. C’est aussi l’angoisse de ne plus y retourner (...) On fuit l’insécurité, mais en même temps, une fois arrivé dans le pays d’accueil, on se confronte à la précarité”, analyse Carole André-Dessornes. Les personnes réfugiées se trouvant généralement en situation de précarité économique et administrative.

“C’est une décision difficile de partir, même si le pays va mal, on a toute notre vie en Ukraine”, confirme Olana, mère de 3 enfants, logeant lors de notre rencontre dans un immense centre d’hébergement (Dworzec Europa - Centrum), en banlieue de Varsovie. “Ce n’est pas si mal ici, mais c’est mieux à la maison”, dit-elle simplement.

Réussir à franchir la frontière ne fut pas pour elle synonyme de sérénité, mais une épreuve très éprouvante : “La route de Dnipro à Lviv était sans aucune lumière pour des raisons de sécurité. Pas de téléphone, pas de nourriture”. En deux jours, la jeune maman a fait 32 heures de trajet, avec ses trois filles.

Aujourd’hui, elle dit aller bien, et ne souhaite pas s'épancher sur sa condition, quand son mari, lui, est resté au pays.

Les invisibles blessées 

Carole André-Dessornes a pu le constater à travers ses recherches : “Quand les personnes ne sont pas blessées physiquement, elles ne s’estiment pas victimes et s’interdisent même de se considérer comme telles. Mais devoir quitter leur pays fait déjà d’elles des victimes de ce conflit”. Car qui peut s’imaginer l’épreuve de la fuite, celle d’être arrachée à son quotidien ? Ces réfugiés ont besoin de soin, rappelle la géopolitologue : “La première urgence, c’est de leur permettre de trouver le sommeil, de s’apaiser. On ne peut pas accompagner, ni construire, sans ça”.

Anya, pédiatre au centre d’hébergement où résident temporairement Olana et ses filles, constate quotidiennement la gravité de la situation. Celles et ceux qu’elle reçoit en consultation sont en état de grande souffrance : “Ils sont déconnectés de leur pays, ils doivent essayer de construire une nouvelle vie, mais beaucoup ne veulent pas d’une nouvelle vie, ils attendent la fin de la guerre”.

Certains ne peuvent d’ailleurs se résoudre à patienter davantage, et préfèrent d’ores et déjà rentrer chez eux. Car, comme le constate la géopolitologue, “on ne se sent pas toujours plus en sécurité en ayant fui les balles”

*Carole André-Dessornes est géopolitologue, chercheure associée à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS). Elle forme également le personnel soignant et médecins des hôpitaux psychiatriques sur les conséquences traumatiques sur les civils et militaires.

*EMDR (Eye Movement Desensitization and Reprocessing) est une méthode de psychothérapie par le mouvement oculaire, largement utilisée pour traiter les traumatismes.

Crédit photos : Benjamin Decoin

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