Question : Certains chiffres indiquent qu’en France le niveau de pauvreté est en baisse, pourtant la précarité ne cesse de croître. Cela implique de distinguer la précarité de la pauvreté. Pouvez-vous nous aider à préciser cette différence ?

Professeur Mattei : Un paradoxe est frappant, les politiques publiques destinées à combattre la pauvreté contribuent à la pérenniser et créent des distorsions des réalités qu’elle représente. Je m’explique : dès lors que l’Etat décide de lutter contre la pauvreté, il lui faut des indicateurs précis afin de savoir à partir de quand intervenir, donc quantifier pour évaluer. Ce qui conduit à définir des seuils. Cette étape fait surgir deux difficultés majeures.Premièrement, la démarche ne retient que la pauvreté monétaire, laissant de côté les autres facteurs qui fragilisent la personne. Elle la réduit ainsi à une quantification statistique.La seconde, corollaire de la première, porte sur les modes de calcul. En France, le seuil de pauvreté est fixé à 50 % du revenu médian de la population, c’est-à-dire à 791 € par mois. Cet indicateur exprime que la France compte 4,3 millions de pauvres. Cependant, si l’on utilise le seuil retenu pour calculer la pauvreté au niveau européen, on constate qu’il est fixé à 60 % du revenu médian, c’est-à-dire 949 €. Avec l’indicateur européen, le nombre de pauvres en France passe presque à 8 millions. Cela signifie qu’arbitrairement, en déplaçant de 10 % le seuil de pauvreté, sur une décision purement politique, on divise ou on multiplie le nombre de pauvres par deux !

Une quantification excessive qui favorise les trappes à pauvreté

Ces méthodes d’évaluation ont d’autres effets pervers – en particulier ceux liés aux seuils retenus pour le calcul des prestations sociales. Ces seuils créent de véritables trappes à pauvreté. Deux exemples sont très parlants. Pour accéder à la CMU complémentaire, un seuil maximal de revenus mensuels est fixé en fonction du type de foyer. Il est inférieur au seuil de pauvreté. Toute la partie de la population qui se situe entre ces deux seuils n’a donc pas accès à la CMU. A l’inverse cela signifie, dans bien des cas, que celui qui bénéficie de la CMU n’a pas intérêt à gagner plus, au risque de la perdre. L’autre exemple est celui de l’Allocation adulte handicapé. Encore une fois, pour la toucher le montant de revenu mensuel maximum est en deçà du seuil pauvreté. Donc, là encore, pour bénéficier de cette allocation, il faut « rester » très pauvre.Ce qui veut aussi dire que la tranche de la population, « coincée » entre ces seuils, est exposée au risque de ne pas pouvoir se soigner correctement, alors que les populations ayant de faibles revenus nécessitent bien souvent une attention particulière quant à leur santé, a fortiori si ces personnes sont touchées par le handicap.Ainsi, la pauvreté, parce que soumise à l’arbitraire d’une quantification réductrice, peut dans bien des cas s’installer durablement. A cela s’ajoute que le concept de pauvreté traduit fort mal la réalité.Celui de précarité décrit à mon avis beaucoup mieux la complexité des situations vécues au quotidien, en prenant en considération la dimension humaine et globale de l’homme. De plus, il implique nécessairement une approche multiréférentielle et pluridisciplinaire. Ce qui le rend beaucoup plus opérant.

Quand l’espoir cède la place à l’angoisse du lendemain

Arrêtons-nous un instant pour observer une réaction en chaîne typique des situations de précarité : nous traversons actuellement une période marquée par des difficultés conjoncturelles, la crise économique, un monde en mouvement, une instabilité permanente à tous les niveaux… Par conséquent, celui qui a un emploi aujourd’hui peut être inquiet légitimement en se demandant si demain il l’aura encore, parce qu’il est en CDD, en intérim, parce que son entreprise est menacée… Cette précarité de l’emploi entraîne une précarité du logement, car dès lors que l’on a plus d’emploi, on a plus de revenu, on ne peut donc plus payer son loyer et être expulsé. La précarité du logement entraîne à son tour une précarité de l’équilibre familial, car si l’on est expulsé la famille est éclatée dans différents endroits de placement en fonction du sexe et de l’âge de ses membres.Ce genre de situation, bien trop souvent banalisé, illustre comment le concept de précarité traduit mieux les parcours de vie, en incluant notamment les aspects liés à l’état moral et psychologique. On ne peut d’ailleurs pas parler de précarité sans évoquer l’angoisse du lendemain, car la précarité est caractérisée lorsque l’espoir cède la place à l’angoisse du lendemain.Sur le terrain, la Croix-Rouge française rencontre de plus en plus de ces situations de précarité. Alors que le dernier rapport de l’INSEE mentionne que la pauvreté monétaire diminue, nous observons dans nos délégations que les demandes liées à la précarité augmentent de 20 à 30 % selon les régions. A l’heure actuelle, le problème majeur en France est donc bien celui des précarités.

Propos recueillis par Benjamin Lagrange

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