Accompagnatrice sociale en charge des activités de maraude à Poitiers, Anaïs part régulièrement à la rencontre des personnes en situation de rue. Passionnée par cette mission, elle nous parle de la richesse des liens qui se créent, malgré la détresse, au fil du temps et des échanges.

Quels sont les objectifs de la maraude ?

Anaïs : La première mission, c’est d'aller vers les personnes pour créer du lien ou en recréer. Il peut y avoir des aides accessoires d’ordre matériel par exemple, mais la création de lien, c’est ce que nous recherchons avant tout. Proposer un café permet d’engager un échange avec une personne que l’on ne connaît pas. Par la suite, notre mission, c’est d’être dans une écoute active afin de pouvoir l’informer, l'orienter en fonction de ses besoins, de ce qu'elle nous raconte, vers les services qui pourront l’accompagner sur les volets sanitaire et social. 

Les personnes que vous rencontrez se livrent-elles facilement ?

Anaïs : Sur les maraudes, chaque rencontre est différente. Il arrive qu’on ait toute l'histoire de la personne de manière très décousue dès la première fois. Et parfois, ça met six mois, voire un an avant d’avoir ne serait-ce que des bouts de leur vie. Il peut y avoir des réticences au début mais les choses évoluent souvent ; on le voit au changement d'attitude physique de la personne. C’est grâce à la relation que l’on instaure et à sa régularité. Ce n’est pas unilatéral. On n’est pas là juste pour écouter, on crée une vraie relation, c’est ce qui permet à la personne de libérer sa parole au fur et à mesure parce qu’elle se sent plus à l'aise avec nous. On va aussi blaguer, rigoler... Elle peut alors se livrer sur des pans de sa vie beaucoup plus douloureux. Dans beaucoup de cas, il y a une distance, mais on sait que le lien est là et que les personnes comptent sur nous. Le plus difficile, ce sont les personnes qui souffrent de troubles mentaux. Elles ne nous identifient pas et le lien doit se renouer à chaque fois.

Pourquoi avoir choisi la maraude ?

Anaïs : Après un service volontaire européen d’un an en Finlande, je savais que j'avais envie d'aider les gens et de travailler dans le social. J'ai rencontré un bénévole de la Croix-Rouge qui faisait des maraudes. Et comme il cherchait du monde, je me suis lancée et je suis vraiment tombée amoureuse de l'activité, de la richesse des rencontres malgré toute la détresse et les difficultés que vivent les gens. On ne fait pas de maraudes par hasard, on vient y chercher quelque chose, cette richesse que j’évoquais, ce lien avec les personnes que l’on croise, à qui on peut apporter de l’aide. 

Cela donne le sentiment d’être utile. Et puis, c’est un travail d’équipe, on fait partie de quelque chose de grand, de la Croix-Rouge d’abord, mais aussi d'une famille, et c'est ça qui est intéressant.

Quelle est la spécificité de ce travail ?

Anaïs : C’est un travail social particulier car nous n’attendons rien des personnes à la rue, au sens où elles ne sont pas dans l’obligation de mener à bien des démarches, d’avoir un projet, de trouver un logement... Notre présence auprès d’elles peut aboutir à ce type de dénouement, mais ce n’est pas une condition.  On peut également les aider à avancer sur bien d’autres choses : refaire leur carte d’identité,  reprendre contact avec leur famille... Le fait qu’il n’y ait pas d’enjeu, pas d’attente particulière rend la maraude très intéressante. On travaille avec ces personnes de façon beaucoup plus simple et authentique. C’est une relation horizontale, d'humain à humain. On n'est pas des amis, mais on est au même niveau. La personne a des difficultés, j'en ai aussi. On discute, on est ensemble, elle parle d’elle et on parle de nous.

Parfois, on est bien accueillis et parfois non, ça peut dépendre de la journée qu’elles viennent de passer, si elles se sont fait insulter, voler leurs affaires... Parfois, elles sont en colère contre la société et elles ont besoin que ça sorte. En fait, les maraudes, ça demande une adaptation constante, au contexte, à son environnement, à la personne, à sa gestuelle… chaque situation est différente. Si la personne est très fermée, on n’est pas intrusif par exemple. 

Quel regard portez-vous sur les personnes à la rue ?

Anaïs : Ce sont des gens qui ont des choses à dire. Ces personnes ont un parcours, un vécu, un savoir-être et un savoir-faire différents du nôtre, qui peut les amener à surmonter des difficultés. Elles vont réussir à trouver où dormir, de quoi se nourrir. Être capable de dépasser tous ces freins, ça veut dire qu'elles ont de la ressource et des compétences. 

Qu’est-ce qui fait que c’est un travail difficile ?

Anaïs : Il nous arrive d’être confronté à une forme d’impuissance qui peut être compliquée à gérer par les équipes. Je me souviens d’un monsieur que l’on voyait très régulièrement au même endroit ; durant des années, sa situation n’a pas du tout évolué. Certains se sont alors interrogés sur l’intérêt de continuer à passer le voir. D’autant qu’il avait souvent beaucoup bu, il se baladait en slip alors qu’il faisait très froid... J’ai été assez étonnée par ce questionnement car notre travail, c’est d’être là quand la personne est prête à ce qu’il se passe quelque chose. De fait, ce monsieur a fini par être logé grâce à une association. L’impuissance face à une si grande misère, à une telle détresse, ça peut faire perdre le sens de ce que l’on fait. Il faut veiller à ce que ça n’arrive pas, à ce que les bénévoles et les salariés puissent prendre du recul et se décharger des émotions ressenties. C’est pour cela qu’on a mis en place de l’analyse de pratiques avec une psychologue.

Dans toutes les rencontres que vous avez faites, est-ce qu’il y en a qui vous ont marquée plus que d’autres ?

Anaïs : Il y a Jimmy, qui vit aujourd’hui dans une caravane, garée sur le campus universitaire. Il y a installé un poêle, il va chercher son bois, son eau... Il essaye d’être autosuffisant. Son histoire est intéressante car il ne veut pas vivre dans un logement, ça ne lui convient pas. Quand on le voit, il ne nous demande rien. Au fil du temps, on a construit une relation très humaine avec lui. Il a même intégré le groupe de travail animé par la Croix-Rouge sur l’habitat alternatif. Je pense aussi à Jean-François, un homme de 70 ans environ, qui a été pompier de Paris, marié avec des enfants et, du jour au lendemain, il est parti. On l’a vu tous les jours pendant longtemps et on a créé un lien très particulier avec lui. On parlait de l’actualité - il écoutait beaucoup la radio -, on échangeait sur le foot. On n’a jamais rien pu travailler d'administratif avec Jean-François, mais on l'a mis en lien avec des éducateurs de rue qui ont réussi à lui trouver un travail, qui va lui permettre d’avoir un logement.

Tout le temps où il était à la rue, il a été bénévole dans une autre association de distribution alimentaire. Aujourd’hui, il nous aide sur les collectes une fois par an ; il y tient. Il a envie de rendre la pareille : « On m’a aidé, j’ai envie d’aider ». Avoir sa place dans la société, ce n’est pas simple. Beaucoup de personnes cherchent à faire partie d’un collectif et la Croix-Rouge offre cette opportunité.

Chaque lien compte : les maraudes

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