En ce matin brumeux de décembre, ça bruisse à l’intérieur de L’Intervalle, l’épicerie sociale de Rueil-Malmaison. Chasubles Croix-Rouge sur le dos, une dizaine de bénévoles s’activent entre les camionnettes de livraison et les rayons, sous le regard attentif de Régis, responsable des lieux. La journée commence à peine et pourtant, elle s’annonce déjà intense : tout doit être prêt pour accueillir au mieux les 67 personnes accompagnées, attendues à partir de 11 heures. Objectif : faciliter l’accès à une alimentation de qualité et lutter contre la précarité alimentaire, à quelques jours des fêtes de fin d’année.

La sécurité alimentaire avant tout

Tous les mercredis, jeudis et vendredis matin, nos bénévoles effectuent des « ramasses », c’est-à-dire la récupération de produits frais auprès des grandes surfaces partenaires. « On fonctionne avec plusieurs sources d’approvisionnement : les ramasses en magasin, la collecte de la Banque alimentaire, et aussi des achats que l’on fait nous-mêmes quand il manque des produits », détaille Martine, responsable adjointe de l’épicerie sociale.

Dès leur arrivée à l’épicerie sociale, les produits sont aussitôt déballés. « Ce sont surtout des produits frais, consommables dans les jours qui suivent. On respecte strictement la chaîne du froid », explique Marion, retraitée et bénévole au sein de l’épicerie depuis six ans. Les dates de péremption sont contrôlées une à une, même si les magasins ont déjà effectué un premier tri. « Il peut arriver qu’il y ait une erreur. Dans ce cas-là, on ne prend aucun risque », précise-t-elle, les mains plongées dans une boîte d’étiquettes de fruits et légumes. « On ne donne jamais des choses qui ne sont pas valables. Les personnes sont dans le besoin, elles méritent le meilleur possible. »

Dans les frigos, les produits sont répartis par catégories : laitages, viandes, plats cuisinés. Un espace dédié accueille fruits et légumes, dont une partie provient d’un jardin solidaire cultivé avec une association d’insertion. « Les légumes ne sont pas toujours calibrés comme en grande surface, mais ils sont de saison et ont poussé naturellement », précise Régis. À côté du frais, les six rayons de l’épicerie proposent conserves, chocolat, œufs, céréales, thé, couches… Des marques, ou non, des produits anti-gaspi en tête de rayon et des produits gratuits. « Les prix sont fixés à partir des premiers prix pratiqués en grande surface, avec une distinction entre marques nationales et marques distributeur, avant d’être ramenés à 10 % du montant total réel », complète Martine, derrière la caisse.

Comment fonctionne l’épicerie sociale ?

L’Intervalle est un dispositif municipal de la ville de Rueil-Malmaison, dont la gestion est confiée à la Croix-Rouge française, avec l’appui d’une équipe de bénévoles. L’épicerie sociale est ouverte les jeudis et vendredis. L’accès se fait uniquement sur orientation du Centre communal d’action sociale (CCAS), qui évalue la situation des foyers et définit un budget d’achat adapté à chaque bénéficiaire. Ces derniers sont accueillis sur rendez-vous, un fonctionnement qui permet de limiter l’attente, de préserver la confidentialité et d’assurer un accompagnement individualisé à chacun.

Créer une « bulle de confort »

Quelques minutes avant l’ouverture, les bénévoles se rassemblent au centre de l’épicerie. Quantités de produits frais à distribuer, organisation de l’accueil : Régis passe en revue les temps forts de la journée. Martine rappelle le dispositif exceptionnel prévu en cette veille de Noël, avec des cadeaux issus de collectes organisées dans les écoles de la ville, destinés aux enfants des personnes accompagnées. « Ça fait vraiment du bien de se sentir utiles, de sortir le nez de nos cahiers de cours », confient Inès et Ninon, deux étudiantes en classe préparatoire littéraire chargées de la distribution des paquets. « On a l’impression d’aider à notre niveau, de voir les gens sourire, se confier… et ça donne du sens à notre engagement. »

Ici, tout est pensé pour offrir un cadre sécurisant et convivial. « Les personnes que l’on accueille ont suffisamment de difficultés à l’extérieur. On veille à ce qu’elles se sentent bien. L’objectif, c’est qu’elles aient le sentiment d’être dans une épicerie normale », insiste Régis. Pour beaucoup, franchir la porte de l’épicerie sociale n’est pas simple. « Être ici, c’est aussi reconnaître que l’on a besoin d’aide. Il y a souvent beaucoup de gêne au début », observe Priscille, la benjamine de l’équipe de bénévoles.

Dans les rayons, un accompagnement sur-mesure

À 11 heures tapantes, les portes s’ouvrent, les premières personnes arrivent, sourient timidement et saluent de la main certains bénévoles connus. Inès et Ninon leur proposent un café chaud et des petits gâteaux, le temps de patienter avant de se diriger vers les rayons. Ici, nos bénévoles accompagnent les personnes tout au long de leurs courses. « Chaque personne arrive avec un document du CCAS, sur lequel figure le budget hebdomadaire qui lui est attribué. Cela permet de garder un équilibre dans les achats », explique Régis. « L’épicerie n’est pas gratuite, et c’est un point important : il y a aussi un rôle pédagogique. Apprendre à composer un panier équilibré, à anticiper ses dépenses et à garder une part de budget pour les produits frais fait partie de l’accompagnement proposé à celles et ceux qui en expriment le besoin. »

Après avoir pris le temps de boire son café, Laura est accueillie par Marion, qui lui tend un caddie. « Qu’est-ce qui vous ferait plaisir aujourd’hui ? C’est bientôt les fêtes, on a du bon foie gras, ça vaut le coup ! », lance la bénévole, tout sourire. Âgée de 38 ans, Laura vient ici depuis deux mois. Maman solo d’un adolescent de 16 ans, elle traverse une période financièrement très tendue. « Si je ne venais pas ici chaque semaine, on ne pourrait pas manger normalement », confie-t-elle. En dehors de ce passage à l’épicerie, son budget courses est limité à une quinzaine d’euros par semaine. Au fil des rayons, la trentenaire se détend et évoque ce qu’elle peut désormais glisser dans le caddie. « Il y a des choses que je ne pouvais plus lui acheter avant. Des gâteaux, des brioches… » Des produits simples, mais qui comptent.

« Ne pas manquer » : une inquiétude partagée

En cette période de fêtes, l’affluence se concentre dès l’ouverture. « Les personnes en situation de précarité ont naturellement la peur de manquer », souffle Régis. Beaucoup viennent ainsi le jeudi, jour d’ouverture, persuadées d’y trouver davantage de choix, d’autant que l’épicerie ferme ensuite pendant quinze jours.

C’est le cas de Sophie, arrivée très tôt ce matin. Âgée de 42 ans, elle fréquente l’épicerie sociale depuis trois mois. Maman de trois jeunes enfants, elle s’organise pour venir chaque jeudi, seule matinée compatible avec le planning d’une voisine qui accepte parfois de lui donner un coup de main. Au-delà de l’alimentation, Sonia vient aussi chercher des couches, un poste de dépense particulièrement lourd avec des bébés à la maison. « Ça, ça coûte très cher. Quand on a trois petits, on ne peut pas se permettre de manquer. »

Un sentiment partagé par d’autres personnes rencontrées ce matin-là. Alexandra, 74 ans, vit seule et attend toujours le versement de sa retraite. « C’est une période difficile. Ici, c’est bien organisé, il n’y a pas d’attente, et les gens sont très sympas. Ça fait du bien, psychologiquement. » Élise, 48 ans, maman solo d’un bébé de quatre mois, traverse elle aussi un passage délicat. « C’est la première fois de ma vie que je demande de l’aide. Ce n’est pas simple. Mais ici, on est bien accueillis, il y a du choix, surtout en fruits et légumes. » Elle évoque un « vrai coup de pouce », essentiel dans un contexte où l’inflation pèse lourdement sur le budget alimentaire. Plus loin dans les rayons, Souad, 45 ans, glisse dans son caddie quelques pommes et bananes, sur les conseils de la jeune Priscille. Elle témoigne : « Je suis mère au foyer avec des problèmes de santé. Avec mes quatre adolescents, l'épicerie est une vraie aide au quotidien... Je peux leur prendre des bonnes choses, et surtout, ici, je me sens bien. Tout le monde est très gentil avec moi. »

Une montée en puissance de la précarité

À Rueil-Malmaison, ville souvent perçue comme aisée, la précarité alimentaire existe bel et bien. Les bénévoles constatent d’ailleurs une forte présence de femmes, et plus particulièrement de mères seules. « On voit de plus en plus de situations de monoparentalité, surtout des mamans solos », observe Régis, avant de préciser : « Il y a sans doute aussi un choix, du côté du CCAS, d’orienter ces publics vers l’épicerie sociale. Les familles plus nombreuses peuvent être orientées vers d’autres types d’aides. »

Cette évolution s’inscrit également dans un contexte plus large, marqué par les effets durables de la crise sanitaire. « Avant le Covid, on comptait environ 80 passages sur les deux jours d’ouverture », rappelle le responsable. Après la crise, la fréquentation chute brutalement, en lien avec une réorganisation des services sociaux départementaux. Depuis, la tendance s’est inversée, notamment en raison d’un contexte économique de plus en plus tendu. « La précarité n’est clairement pas en train de diminuer », glisse-t-il avant de se tourner vers la porte pour accueillir une nouvelle personne. 

Chiffres clés

  • 4074 personnes aidées en 2025, soit une moyenne de 62 passages par semaine

  • 10 % du prix réel des courses. Les personnes accueillies choisissent librement leurs produits et ne paient que 10 % de leur valeur (référentiel du prix moyen pratiqué en grande surface)

  • Environ 13,300 tonnes de denrées alimentaires issues de la ramasse en 2024 contre 28,500 tonnes environ en 2023, soit une baisse de plus de 50 %, en raison du développement des dispositifs anti-gaspillage et d’une gestion des approvisionnements à flux tendu dans les enseignes partenaires

  • 25 à 30 bénévoles actifs et mobilisés chaque semaine pour assurer la ramasse, la mise en rayon, l’accueil et l’accompagnement des personnes.

Photos : Christophe Hargoues

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