Tandis que « Le Quai 3 » domine de toute sa splendeur avec sa magnifique façade blanche, le « Quai solidaire », lui, se fait discret. C’est le nom donné à l’épicerie sociale installée au sous-sol de la salle de spectacle du Pecq. Le symbole de l’iceberg vient instantanément à l’esprit. En haut la partie visible, à l’image de la ville, majestueuse et imposante, en bas la partie immergée qui abrite les plus modestes. Bien que cachée des regards, l’adresse est bien connue et constitue un repère incontournable pour tous ceux qui s’y rendent chaque semaine pour y trouver nourriture et réconfort.

L’épicerie sociale est ouverte toute l’année, les mardis et jeudis après-midi, tenue par une vingtaine de bénévoles qui se relaient pour assurer son fonctionnement, sous la houlette de Philippe Clous. Bénévole lui aussi, il est aux commandes de la structure depuis son ouverture en décembre 2018. Il connaît chacune des personnes qui franchissent la porte car il prend le temps de les rencontrer à l’arrivée comme à la sortie. La grande majorité - plus de 80 % - sont orientées ici par les travailleurs sociaux du département, les autres par la mission locale ou d’autres associations. Depuis plusieurs mois, 14 familles ukrainiennes ayant fui leur pays sont également inscrites. « Actuellement, nous accueillons 163 personnes, dont de nombreuses familles monoparentales. Leur nombre va continuer de croître, une fois les allocations de rentrée scolaire écoulées », prévoit-il en connaissance de cause. Cette année en particulier, les temps sont durs. L’impact de l’inflation, de la hausse des prix de l’énergie et de l’alimentation est réel.

Lui qui assure la gestion de l’épicerie et passe les commandes aux fournisseurs, s’en rend bien compte : « Le fromage a pris 20 %, le lait 7 centimes. Les fruits et légumes, n’en parlons pas ! ». Alors, il faut multiplier les sources d’approvisionnement pour parvenir à maintenir la diversité et la qualité des produits proposés. En plus de la Banque alimentaire Paris Ile-de-France et des ramasses en grandes surfaces, Philippe Clous a noué des partenariats avec un maraîcher local qui lui accorde une remise de 20 % sur les légumes et avec deux associations d’insertion, « Revivre » et « VIF », entreprise de Croix-Rouge insertion. « Non seulement elles nous fournissent des produits de qualité à prix intéressants, mais en plus, elles participent à l’inclusion professionnelle et sociale de personnes. C’est un cercle vertueux auquel nous sommes attachés », explique le responsable de l’épicerie. Pour financer les denrées et le fonctionnement de la structure, il doit trouver chaque année près de 25 000 euros. La collecte nationale et les dons sont indispensables pour faire tourner la boutique qui, par ailleurs, bénéficie du fruit des ventes des deux vestiboutiques Croix-Rouge du Pecq et de quelques subventions. Le reste, environ 10 000 euros, provient de l’activité de l’épicerie même.

« Je viens faire le plein de fruits et légumes surtout »

Les livraisons ont lieu tous les mardis matins. Près de 500 kilos de denrées sont livrées chaque semaine. Les bénévoles ont quelques heures pour réceptionner les arrivages de denrées, les trier soigneusement, les mettre en rayon et les référencer avant l’ouverture des portes à 13h30. Ils sont une petite dizaine à venir chaque semaine pour accomplir cette mission, retraités pour la plupart car « les jeunes peuvent difficilement se libérer en journée », explique Philippe Clous. L’énergie ne manque pas. Les sourires non plus. Et dès que les premiers « clients » arrivent, une joyeuse animation se met en marche. « L’équipe est bienveillante, à l’écoute », assure Eva*, une des nombreuses mamans à venir faire ses courses chaque semaine ici, pour compléter ses fins de mois. Elle dispose de 20 euros par semaine. Le montant est calculé en fonction des revenus et de la situation familiale de chacun et l’on paye ici 10 % seulement des prix affichés, déjà très bas. Deux euros le kilo de légumes ou le café, 90 centimes les boîtes de conserve, 1,20 euros les purées pour bébé, par exemple. « Je viens faire le plein de fruits et légumes surtout. Je cuisine beaucoup pour mes enfants, des soupes, des gâteaux, des gratins de légumes… Ici, les produits sont bon marché et de bonne qualité », dit-elle, reconnaissante. Martine, affiliée à la pesée des fruits et légumes, arrondit toujours en dessous du poids et donne volontiers des fruits un peu avancés pour les compotes ou les confitures.

« L’épicerie, c’est tout ce dont j’ai besoin pour boucler les fins de mois »

Valérie, elle, bénéficie de 29 euros par semaine car elle a deux enfants, deux adolescents. Divorcée, sans emploi depuis quelques mois, elle bataille pour pouvoir continuer à payer son loyer. La souffrance se lit sur son visage. « Je mens à mes enfants, personne ne sait que je viens ici », confie-t-elle, convaincue que sa situation est provisoire.  « Les enfants ont besoin de vivre comme des enfants. Ils n’ont pas à subir cette galère ! » L’épicerie lui est « absolument nécessaire pour pouvoir payer les charges incompressibles : loyer, essence, électricité… » Sophie, une autre maman de deux garçons de 10 et 12 ans, est au bord de l’expulsion. « Mon ex-mari payait le loyer, moi le reste. Depuis qu’il est parti, je dois tout assumer seule. Jusqu’ici j’ai réussi, mais j’arrive au bout de mes droits et je ne touche plus aucun revenu », raconte-t-elle. Sa mère, heureusement, est là pour l’aider. Il y a ces mères seules, mais également des hommes seuls, plus pudiques encore, taiseux, et des retraités aux revenus plus que modestes. C’est le cas d’Isabelle, dont le reste à vivre s’élève à 250 euros par mois, et qui vient ici pour « boucler les fins de mois », acheter les fruits et légumes qu’elle ne pourrait pas s’offrir autrement.

Manger pour tenir bon

Avec l’expérience et les liens tissés au fil du temps, les bénévoles parviennent tout de même à les faire sourire, à échanger quelques mots avec eux, au gré des courses dans les rayons. Ce lien est précieux, réconfortant. « Les personnes qui arrivent ici sont toutes dans une situation douloureuse, souvent associée à des problèmes psychologiques, explique Philippe Clous qui s’entretient avec elles systématiquement pour savoir comment ça va. On ne se relève pas en quelques mois. L’épicerie ne fait pas tout, c’est un complément pour les aider à reprendre pied, à subvenir à leurs besoins alimentaires essentiels. Et par les temps qui courent, cette aide matérielle n’est pas négligeable ».Pour beaucoup, la conjoncture économique actuelle oblige à faire des choix impossibles : se nourrir ou se chauffer ? se chauffer ou se soigner ? Nathalie, l’une des bénévoles, rappelle sans relâche qu’il y a aussi deux vestiboutiques pas très loin, où se vêtir pour trois fois rien. A la sortie, bien souvent, les épaules se redressent, les visages sont plus détendus qu’à l’arrivée. Cet intermède entre les actes du quotidien n’est pas rien. Remplir son panier permet de garder des forces pour le reste.

Face à l'augmentation des besoins, aidez nos bénévoles à agir : donnez !

*C’est l’une de nos 80 épiceries sociales et solidaires en métropole et en Outre-mer. Ce type de structure, géré par des bénévoles, a été créé pour répondre à la diversité des situations des personnes précaires, parmi de nombreux autres dispositifs d'aide alimentaire. Le principe est le suivant : proposer en libre-service des produits alimentaires en échange d’une participation financière de publics accueillis.**Les prénoms ont été changés pour respecter l’anonymat des personnes

Crédit photo : Alex Bonnemaison

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