Certaines arrivent tout juste, d’autres sont là depuis des mois. Au centre d’hébergement d’urgence de Poitiers, un service dédié aux femmes victimes de violences œuvre toute l’année pour mettre à l'abri celles qui endurent les coups d’un conjoint, d’un mari ou d’un petit ami. Au-delà de permettre à ces femmes de dormir en sécurité, les professionnels du service accompagnent la reconstruction de ces âmes abîmées, parfois broyées, par les mécanismes des violences conjugales.

Ce sont des survivantes. Le centre d’hébergement d’urgence (CHU) de Poitiers abrite Chloé, Sofia ou encore Ana*. Elles sont pour certaines mamans, parfois très jeunes, d’autres fois immigrées - avec ou sans papiers - et ont pour point commun d’avoir subi la violence d’un conjoint ou d’un ex-compagnon. Et d’y avoir survécu. Survivre aux coups ne va pas de soi dans le cas des violences conjugales ; les risques d’assassinats étant réels et élevés : 82 % des morts au sein du couple sont des femmes, et parmi ces femmes tuées, 35 % étaient victimes de violences antérieures de la part du conjoint**.

Si les violences conjugales sont condamnées - moralement, juridiquement, elles restent factuellement très banales puisqu’en moyenne 213 000 femmes*** sont victimes de violences physiques et/ou sexuelles de la part de leur conjoint ou ex au cours d’une année. Et si le phénomène est profondément genré, il n’a pour le reste pas de frontières : tous les profils et toutes les franges de la population y passent, des plus bourgeois au plus précaires. Les centres d’hébergement d’urgence constituent alors un point de chute, une mise à l’abri immédiate pour les victimes. Tel est le cas de notre établissement poitevin et de son service dédié aux survivantes : durant quelques semaines, parfois quelques mois, ces femmes logent dans les chambres et appartements du centre. Exfiltrées de l’enfer, elles se font suivre de près par l’équipe de professionnels : administrativement, psychologiquement - si elles le souhaitent - et se voient proposer des activités, comme celle du jour, avec Pascaline, animatrice socio-bien-être.

Se réapproprier son corps

Pascaline a la personnalité solaire et le brushing impeccable. Elle se rend deux fois par mois dans l’établissement pour prendre soin des femmes qui y résident. Massage, soin du visage, atelier maquillage… “Ces séances consistent à reprendre confiance, à travailler sur la revalorisation de soi et sur le rapport au corps, notamment au toucher, qui peut être très compliqué, explique l’animatrice. On réapprend aussi des choses simples : se doucher, se regarder dans une glace.” Au programme ce jour-là : le soin des mains. Elles sont quatre à participer et à se masser les mains tour à tour - avec des produits de qualité, Pascaline y tient. Lorsque l’atelier démarre, la bonne ambiance gagne la salle, les rires fusent et les odeurs sucrées des crèmes embaument la pièce. C’est un moment à soi, pour soi. Qu’importe si le bébé de 10 mois de l’une s’invite à la fête au réveil de la sieste ou si l’enfant en bas âge de l’autre passe de chaise en chaise avec fracas. Cela n’y fait rien, puisque pour une fois, ces femmes, ces mères, renouent avec la douceur, le soin et la banalité d’un moment convivial.

Chloé, toute jeune résidente du CHU, confie ne plus entretenir de bons rapports avec son corps. En proie à des troubles du comportement alimentaire, elle s’est retrouvée à la rue avec son fils d’à peine quatre mois à l’époque, après que son compagnon violent l'a mise à la porte du domicile conjugal. Seule avec son bébé, elle appelle le 115, qui l’aiguille vers notre CHU. Cela fait 5 mois maintenant qu’elle y a posé ses bagages. Les ateliers bien-être de Pascaline - qu’elle ne loupe sous aucun prétexte - sont pour elle une bouffée d’air. Parce qu’elle a confiance en l’animatrice. Parce qu’elle est maternelle, enveloppante et tranquillise la jeune femme de 21 ans, y compris dans les moments de tensions extrêmes qu’elle traverse. “Les massages m’apaisent, me font penser à autre chose. Il y a quelques mois, je n’aurais pas pu toucher les mains de quelqu’un. Je sens une réelle évolution depuis mon arrivée, aujourd’hui je suis plus calme”, analyse-t-elle, fière du chemin parcouru.

En diagonale de Chloé se trouve Ana et son épaisse chevelure brune glissant sur ses épaules. Ana est partie du Venezuela pour la France, il y a tout juste un an. Avec quelques mots d’espagnol, les équipes arrivent à communiquer avec elle. Ne pouvant s’exprimer à son aise, la socio-esthétique est pour la jeune femme un moyen de lâcher prise sans avoir à parler, à lire ou à écrire. Le lâcher prise opère ici par le toucher, l’ouïe - l’animatrice n’oublie jamais la musique d’ambiance, comme en institut - et l’odorat.

Comprendre les violences conjugales pour mieux les réparer

Au CHU de Poitiers, les femmes victimes de violences comme Chloé et Ana ont la primeur des inscriptions pour ces activités de bien-être ; la socio-esthétique mais aussi l’art-thérapie. De ces parenthèses de soin, les survivantes en ont particulièrement besoin. Pour le comprendre, il faut s’interroger sur les mécanismes des violences conjugales, reposant notamment sur la destruction de l’autre par le contrôle (économique, sexuel, vestimentaire, social…). Mais aussi sur la prise de pouvoir, pouvant aller jusqu’à s’octroyer le droit de vie ou de mort sur sa compagne ou ex-compagne - phénomène rendu visible par la qualification “féminicide” et la médiatisation de ses décomptes .

C’est un lent processus de déshumanisation qui opère au sein du couple, difficile à renverser détricoter. Si le suivi psychologique est jugé primordial par les accompagnatrices sociales du centre, il reste bien sûr facultatif pour les résidentes. Tout ne peut reposer alors sur ce suivi : la prise en charge se doit d’être globale et la qualité de l’accueil de la parole des victimes est une première étape pour que ces femmes se sentent considérées. “Ce sont des femmes qui ont été niées, et souvent objet de la personne avec qui elles ont vécu. Être entendue, faire des choix, pouvoir décider - ne serait-ce que savoir ce qu'on va manger ce soir - peut être très angoissant pour elles. Elles demandent l'approbation pour des choses qui peuvent paraître dérisoires”, observe Jeanne Calado, éducatrice spécialisée du CHU. Et de poursuivre : “J'ai une dame qui m'a déjà demandé si elle pouvait aller au parc, par exemple. C'est l'habitude de toujours demander ce qu'on peut ou ne peut pas faire, où sont les limites, étant donné que ces limites ont été cadrées, réduites et dictées selon monsieur.”

La notion de “limite”, Pascaline en a bien conscience et veille à toujours respecter le choix de celles dont elle prend soin. “La spécificité avec les femmes victimes de violences, pour moi, c'est d'établir un lien de confiance et de toujours tout expliquer : ce que je vais leur faire comme soin quand elles vont être allongées sur la table de massage, si la crème va être froide, chaude, quelle fragrance je vais utiliser”, détaille l’animatrice.

Se détendre, côtoyer la douceur, oser se livrer, restaurer l’estime de soi par l’art, le massage, la bienveillance et l'empathie font partie des chemins de la reconstruction. Car les blessures physiques ne sont que la partie visible de l’iceberg, les racines des violences conjugales étant invariablement psychologiques.

* Pour garantir l’anonymat des femmes rencontrées, leurs prénoms ont été changés.

**« Etude nationale sur les morts violentes au sein du couple. Année 2020 », ministère de l’Intérieur, Délégation aux victimes.

*** Cette estimation est issue des résultats de l’enquête de victimation annuelle « Cadre de vie et sécurité » (INSEE-ONDRP-SSMSI) - 2019.