A Lille, nos équipes du Dispositif Mobile de Soutien aux Exilés œuvrent auprès des personnes (parfois mineures) qui campent près de Dunkerque et Calais. Elles peuvent bénéficier de soins médicaux et de conseils. Ou appeler leurs proches et partager un moment autour d’un café, d’un thé ou d’une partie de dominos.

Photos : Louis Witter

Il est 9h30 dans les locaux de la Croix Rouge, à Lomme, à quelques minutes à l’ouest du centre de Lille. Nos équipes sont déjà à pied d’œuvre. Dans une des salles, des infirmières prennent soin de remplir deux valises orange afin de  transporter tout le matériel médical dont elles auront besoin pour la journée. « Y a-t-il assez de bandages ? De pansements ? » Dans les grandes armoires métalliques collées contre un mur, elles prélèvent des boîtes parmi les médicaments qu’elles sont habilitées à délivrer aux personnes qu’elles vont rencontrer sur le terrain.

C’est le début d’une longue journée, qui va nous mener à Grande-Synthe, tout près de Dunkerque. Dans un des lieux de survie où depuis février 2016, nous intervenons chaque semaine auprès des populations en situation d’exil présentes sur les campements des Hauts-de-France. C’est ici qu’intervient le Dispositif Mobile de Soutien aux Exilés (DMSE) et ses trois équipes : soins infirmiers ; rétablissement des liens familiaux ; mineurs non accompagnés. Adrien est le chef d’équipe du dispositif des soins infirmiers. Ce grand jeune homme a intégré la Croix-Rouge française il y a un peu plus d’un an, de retour d’une longue mission humanitaire au Soudan. Il parle couramment l’arabe et l’anglais. C’est lui qui va prendre la parole pour expliquer le déroulé de la journée, la façon dont nos équipes vont se déployer et briefer salariés et bénévoles qui vont constituer l’équipe d’une petite dizaine de personnes qui vont partir avec lui sur le terrain. Consignes de sécurité, façon d’aborder les personnes sur place, répartition des rôles, emploi du temps, rien n’est laissé au hasard.

              « Grande-Synthe, où nous allons aujourd’hui et Calais où nous serons demain constituent deux sites de survie très différents, explique-t-il. Dans le premier, vous trouverez des personnes plutôt originaires du Moyen-Orient non arabophone : de nombreux kurdes irakiens, iraniens ou turcs, des Pakistanais et des Afghans et beaucoup de familles. À l’inverse, à Calais, une grande majorité d’hommes, souvent en errance, originaires majoritairement d’Afrique subsaharienne, d’Érythrée et du Soudan, et très pauvres. » Agnès et Avlamy, qui sont infirmières, écoutent attentivement tout comme Pauline, en cinquième année de médecine, Théo et Olivier bénévoles de la Croix-Rouge française, Anne, psychologue bénévole. Et les autres.

              Il est l’heure d’embarquer à bord des trois véhicules dont l’ambulance, dotée de tout le matériel nécessaire. Au bout d’une heure de route, nos équipes se garent sur un parking improvisé. Une sorte de pelouse bordée d’un côté par une voie de chemin de fer qu’empruntent de rares trains de marchandises, de l’autre une route qui longe une cimenterie. On gare les trois véhicules. Immédiatement, le matériel est installé : des tables, des chaises, deux grandes tentes avec, sur le toit des deux, le symbole visible de la Croix-Rouge. Olivier, en charge des boissons aujourd’hui, sort ses thermos de café et de thé, en plus des réserves d’eau. « Ces personnes entrent dans nos vies et nous dans les leurs. Parfois, on a des nouvelles une fois qu’elles sont passées en Angleterre. Et certaines travaillent même de là-bas pour aider les autres. Ce qu’on leur donne, ce n’est pas grand-chose mais c’est à coups de petit plus qu’on peut faire certaines choses…»

              C’est en passant du temps sur le terrain avec nos équipes qu’on réalise à quel point l’approche du soin, par le DMSE, est globale. Bien sûr il s’agit de prendre en charge, dans la mesure du possible, des soucis de santé. Ou bien d’orienter les personnes vers les dispositifs mis à leur disposition dans les hôpitaux de Dunkerque et Calais. Mais soigner, c’est aussi parler, échanger, rire, prendre des nouvelles. Permettre à des enfants ou des adultes de jouer, leur donner la possibilité de joindre leurs proches restés au pays, les aider dans les démarches administratives quand il y en a. « Regardez un peu ! J’ai un trésor pour vous » lance Anne, en anglais, à deux petits garçons. Avec elle, timidement d’abord, rapidement plus rassurés, les enfants déballent d’une caisse un « Monsieur Patate » qu’ils vont vite équiper d’un nez, d’oreilles et ainsi de suite… Anne s’amuse avec eux, crie, éclate de rire et réussit à les convaincre d’en faire autant. « Depuis combien de temps ces enfants n’ont-ils pas joué ? demande-t-elle. Offrir à toutes ces personnes ces moments-là, ces instants d’humanité, des enfants qui jouent, des femmes qui parlent, un café, des rires, rien que ça, c’est énorme. C’est une approche globale, le soin sous tous ses aspects. » Avec les adultes, au cours de brefs entretiens, elle va analyser les états psychiques. « Parfois existent des risques de décompensation, d’actes de violence contre soi-même ou contre les autres. » Un homme, justement, est très vite arrivé, le campement pas encore installé. Il dit avoir 41 ans, être kurde irakien, ancien militaire. « Je n’en peux plus, j’ai mal partout, je suis épuisé. Aidez-moi ! » Il s’est assis dans l’herbe. Anne s’accroupit pour lui parler, entamant la discussion, afin de poser une évaluation à chaud, en quelques minutes et avec une infinie délicatesse.

              Rapidement, la queue se forme à l’entrée de l’ambulance dans laquelle œuvre Pauline. Des soucis dentaires, de peaux abîmées, des soucis gastriques. Les organismes, les corps sont épuisés. Des patients s’appuient sur une béquille, d’autres marchent à grandes peines, les traits sont tirés. « On vise une trentaine de consultations en trois ou quatre heures » avait prévu Adrien ce matin. Une dizaine de plus seront réalisées à bord du véhicule. Pendant ce temps, d’autres personnes s’installent autour d’une des grandes tables de camping. Olivier y sert ses boissons et propose des jeux de société aux adultes, backgammon, dames, échecs, et Puissance 4 dont il faut expliquer les règles… « On a marché pendant 23 jours avant d’arriver en France, on a toqué à une porte, on voulait de l’eau. Le propriétaire nous en a donné et nous a aussi invité à manger », se souvient Shakho, un jeune Kurde qui accompagne un ami s’appuyant sur une béquille. A ses côtés, d’autres jeunes hommes jouent aux dominos. L’un était assistant vétérinaire, l’autre vendeur de voitures. Ils racontent les violences subies en Turquie, les arrestations sommaires, un frère disparu, la pauvreté…

              Pendant ce temps, des équipes dédiées au « Family Link » (rétablissement des liens familiaux ) sont parties en maraude au milieu des tentes sous lesquelles survivent des dizaines et des dizaines de personnes dont des vieillards et des bébés de quelques semaines à peine. Permettre de renouer le lien avec les proches restés au pays ou également sur les chemins migratoires, telle est la deuxième des autres missions du DMSE. La troisième étant l’aide aux mineurs isolés : « C’est notre projet le plus récent, il date d’avril 2021, détaille Quitterie, coordinatrice

DMSE. À Grande-Synthe il fallait répondre à l’absence de moyens à destination des mineurs seuls, sachant qu’on parle parfois d’enfants de 12 ans. Il a fallu faire le lien entre ces mineurs dans les campements et les dispositifs de droit commun ou encore l’aide sociale à l’enfance. Car tout mineur a droit à un toit, un tuteur, une éducation, la santé et l’accès au jeu. Nous sommes aussi là pour recréer du lien, aller vers eux, rétablir ces enfants dans leur rôle d’enfant. »

On retrouve une autre équipe Family Link le lendemain à Calais. Dirigée par Nuage, celle-ci est chargée d’aller à la rencontre des personnes exilées présentes dans ce vaste champ, à l’orée de la forêt où dorment là encore des dizaines de personnes. Philippe et Bénédicte rentrent de maraude, « On a vu plein de monde, on a pu bien présenter le RLF et discuter » lance la seconde, bénévole et enseignante. De jeunes hommes viennent à notre rencontre, « Téléphone, téléphone ! » demandent-ils poliment. Grâce à un partenariat avec Libon, la Croix-Rouge française met à leur disposition des portables permettant d’appeler la personne de leur choix n’importe où dans le monde. Hamid, qui travaille comme interprète au sein de nos équipes et parle huit langues, aide à expliquer son fonctionnement. « Normalement ils ont cinq minutes chacun mais ce peut être un petit peu plus, explique-t'il dans un français parfait. Parfois cela fait des mois qu’ils n’ont pas parlé à leur mère, d’autres fois il n’y a pas de réseau au village et il faut donc aller trouver le contact d’une autre personne située dans les environs. » Le dispositif permet aussi d’envoyer des messages pré-enregistrés, pour dire que tout va bien, qu’on est vivant. Voire de faire apporter un courrier en mains propres quand les destinataires ne disposent d’aucun moyen de communication moderne chez eux. D’autres fois, les « Family links » entreprennent un travail de détective pour retrouver un proche parti en exil et dont les proches n’ont plus aucune nouvelle. Hamid se souvient de ce jeune homme, dont nos équipes ont retrouvé la trace d’un frère via les réseaux sociaux. « Tout allait bien. Il m’a pris dans ses bras, a fondu en larmes et moi j’ai pleuré de joie avec lui. » Emma, 25 ans, est « officier de recherche volant, ça claque hein ? » dit-elle en riant. Employée au sein du DSME après un service civique, la jeune femme se souvient d’une expérience mémorable, en 2017 : « Une dame angolaise n’avait plus de nouvelles de sa fille depuis douze ans. On a tout mis en place pour la retrouver, ça nous a pris du temps mais au final j’y suis parvenue. Le plus dingue ? Sa fille habitait à 10 km de chez elle, près de Lille. Quand tu annonces à une mère que tu as retrouvé sa fille et que tout va bien, tu mesures vraiment la beauté de ta mission. »

              L’après-midi, dans les locaux du Secours catholique où des Soudanais et des Erythréens jouent aux dominos en faisant claquer les pièces sur la table, Philippe et d’autres installent dans une pièce quatre « cabines téléphoniques » Comme quatre isoloirs qui vont permettre de trouver un peu d’intimité au moment d’appeler à l’autre bout du monde. Jeune retraité, Philippe a voulu faire comme son fils, qui lui aussi aidait nos équipes bénévolement. Il donne deux ou trois jours tous les mois pour venir ici. « Le RLF n’est pas connu alors qu’il fait partie intégrante de notre travail et est extrêmement important. » On pourrait même dire vital. Ousmane, 17 ans, a quitté seul le Soudan. Grâce à nos équipes, il a enfin pu appeler sa sœur. Une éternité qu’il n’avait pas échangé avec un membre de sa famille. « Sans la Croix-Rouge, la vie serait beaucoup plus compliquée, il n’y a pas grand chose pour nous. Vous nous aidez beaucoup, je vous remercie pour tout. » Il prend le téléphone, scanne le code barre, compose le numéro. Quelques longues secondes puis son visage s’illumine : à l’autre bout du fil, à des milliers de kilomètres de là, sa sœur vient de décrocher.

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